Ci-dessous un texte de Perséphone à Istanbul. Je rappelle pour les profanes, que Perséf' vient écumer ici de temps en temps sa verve délicate.
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Cihangir est mon petit paradis pentu. C’est le petit paradis de beaucoup de monde, malheureusement ; on sait pourquoi, prenez l’Assimil de turc à la leçon 32 : « Ama Tanrım ! Bütün Boğaz ayaklar altında ! », « Mon Dieu ! Tout le Bosphore à nos pieds ! » ; voilà, pour quelques mots, mon îlot secret grouillant de Français.
Par ailleurs Assimil s’est bien moqué de moi ; j’ai visité ma chambre de nuit, et comme la nuit, à Istanbul, est obscure, je n’ai rien vu par la fenêtre, sinon un gros carré d’ombre ; mais je me fiais bêtement au Bütün Boğaz ayaklar altında. Au rez-de-chaussée, c’était mal joué ; au lieu du Bosphore j’ai un terrain vague plein de fougères, et de chats, et la terrasse de mes voisins qui festoient jusqu’aux petites heures du matin. Cihangir est le paradis des fêtards. Mais bon, c’est agréable, c’est chaleureux ; l’autre jour une vieille les a insultés, il était trois heures dix, ils ne voulaient pas dormir ; pour finir son mari l’a giflée, et depuis on ne l’entend plus, elle est peut-être morte.
Cihangir est aussi le paradis des chats. Chacun a son immeuble de référence. Ils ne sont pas très vagabonds, ce sont des chats propriétaires. Au célébrissime Topçular Apt, il y en a quatre. Ils dorment dans la cour, apparemment ; eux aussi aiment la musique, c’est un état d’esprit. Le plus agile est Trois-Pattes. C’est mon Trois-Pattes (Benim Trois-Pattes). C’est un féroce : il flanque des beignes à tous les animaux du quartier, y compris aux grands chiens errants, maladifs et résignés, qui dorment à l’entrée du garage. Il est très affectueux, malgré son handicap, mais il a l’amour vache : cette nuit je voulais le remettre sur ses pattes, et il n’a pas voulu ; et gnak ! les crocs fichés dans ma manche, immédiatement démaillée ; sale bête, j’ai dû la secouer pendant trois minutes pour qu’elle se laisse enfin tomber.
Un autre chat s’est installé sur le rebord de ma fenêtre. C’est une petite femelle noire et rousse, aussi farouche que Trois-Pattes est entreprenant ; quand il a commencé à pleuvoir, et à Istanbul il pleut vraiment, genre cataractes, elle s’est réfugiée contre ma fenêtre et n’en a plus voulu bouger. Au fond d’un tiroir j’ai retrouvé un rideau en toile écrue, et je l’ai mis sur le rebord, pour isoler la pauvre bête du béton glacé. C’était un geste intéressé. J’aime bien avoir mon petit chat du matin. Depuis petit rituel : ouverture des rideaux, elle dort (la niaise) ; je glisse ma main, je la caresse, elle se laisse faire, rayon de soleil, subitement elle se rappelle qu’elle est farouche, et gnak ! elle me mord jusqu’au sang. Toujours placide, je lui allonge une baffe, elle s’enfuit en miaulant, je referme la fenêtre ; et voilà, le petit rituel est terminé.
Cihangir est le petit paradis des intellectuels déprimés. C’est un quartier qui se prête merveilleusement à la mélancolie. Je dis cela pour les intellectuels ; car pour ma part, il me met de très bonne humeur, surtout quand il fait beau et que l’hôpital allemand resplendit de toute sa grâce d’enclume bavaroise. Mais les intellectuels dictent la mode. Ils suivent à la lettre les romans de Pamuk : conscience de la perte, dégradation, insignifiance historique ; tout ça. Il faut dire que certains immeubles inspirent une sorte d’amertume, comment dire, c’est peut-être la mosaïque de salle de bain, ou les lumières glauques à la nuit tombée, lumières d’intellectuels méditant sur l’insignifiance. Il y en a aussi beaucoup qui sont très coquets. Sur Cihangir Caddesi, c’est tous les jours l’Exposition d’Art Nouveau. Quand j’y passe je cherche les ascenseurs en fer forgé. Eux aussi me mettent de bonne humeur.
Il paraît qu’Istanbul est globalement une ville qui inspire de la mélancolie. Je n’ai pas remarqué. Il faut savoir être sensible à la poésie des mosaïques de salle de bain.
C’est ce que font nos amis français. Ils vivent tous dans le triangle d’or entre Sıraselviler Caddesi et l’hôpital allemand trônant en plein milieu, comme une grosse meringue rubiconde. Au milieu de Sıraselviler, au niveau des bars chics et de la pâtisserie Savoy, la densité de francophones devient proprement terrifiante. Au Carrefour Express, quand je vais acheter mon parmesan, je croise tous les professeurs de Galatasaray, et un grand nombre de pouffes qui discutent des joies du quartier. Le Carrefour Express, c’est la pause luxe. Tout y coûte vingt fois plus cher ; le parmesan, c’est mon salaire de la semaine ; mais j’y vais pour les lumières tamisées, pour ce petit bout de France, par snobisme, quoi.
Cihangir exerçait sur moi autrefois un attrait extraordinaire ; autrefois, c’est-à-dire au moment de ma première lecture de la leçon 32. Je sentais une sorte d’appel. Je paye six cents lires pour habiter dans ce maudit quartier ; six cents lires pour une petite chambre, mais que diable ! le matin, je me réveille à Cihangir ! Après vérification, ma rue serait dans Gümüşsuyu.
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vendredi 27 novembre 2009
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