Vous avez sans doute croisé un jour, en sortant du métro, en vous pressant à vos achats dans le Quartier Latin populeux, de ces pauvres hères qui distribuent des papiers en bafouillant des trucs. Evidemment l’observateur saura les distribuer en trois catégories :
- le vendeur de journaux gratuits, qui, vers les 7h30 du matin, parce qu’il fait froid, parce que la route est longue, parce que Bernard Werber est encore resté dans le salon, parce que la gratuité elle-même, dans nos sociétés marchandes, passe pour un des visages de la convivialité, de la chaleur humaine, de l’amour de l’Autre ;
- le diffuseur de prospectus (restaurant indien, épilation, Scientologie) : Homme-Chose, rouage de la machine capitaliste qui vit de publicité et d’information ;
- le militant.
Pour peu que le train de 7h38 soit sur le point de vous passer sous le nez, vous n’étudierez pas plus avant ces intéressantes distinctions ; mais prenons le parti, nous qui – lecteurs ou rédactrice de cette chronique, avons du temps à perdre – d’habiter pendant un instant cet être vain qui, lorsque vous empoignez la rampe avec férocité pour mieux vous propulser dans la station bondée, s’essaie à vous barrer le chemin en murmurant :
« Elections législatives !... »
Il faut voir que le militant n’a pas été mis sur cette terre que pour incarner les misères de l’engagement politique. Combien de fois, en effet, n’a-t-on pas entendu des passants pleins de compassion s’exclamer devant notre pitoyable assemblée :
« Ah ! vous avez bien du mérite ! ça n’est pas facile ce que vous faites ! »
Ce genre de sentences moralistes (qui partent du cœur, je pense ; et d’ailleurs ce sont des femmes qui les prononcent en général, et tout le monde sait que femme=charité=tendresse) accrédite l’opinion commune que les militants (et singulièrement les militants socialistes) sont une espèce marquée par Dieu, qui expient toutes les semaines dans les rues battues par le vent, la pluie et les casseurs de l’UNI, on ne sait quelle faute originelle. Les tracts qui, à la moindre averse, leur poissent les doigts et déteignent sur leurs manches de chemise, sont l’expression visible de cette souillure, un peu comme les syphilitiques, sur les gravures de Hogarth, portent en ornement sur le nez de grosses taches marronnasses qui les signalent aux mères prudentes, aux jeunes filles chastes et aux banquiers.
L’inutilité de ces actions, tout le monde l’a bien perçue. Elle ajoute simplement au sacerdoce du militant, qui, puisqu’on récompense rarement son fanatisme au service de la Cause, aime à se représenter (dans les pots d’après-tractage) écartelé et déchiré pour ses idées – j’imagine ainsi sainte Blandine, au moment où les lions portent le premier croc dans sa blanche poitrine ; et ainsi tous les matins, au sortir des métros, sur les marchés et dans les facs, les martyrs de la Chrétienté vont au devant du Peuple et lui répètent sur un ton languissant :
« Elections législatives !... »
Il n’est pas anodin d’ailleurs que le mot « christique » soit si couramment employé dans les réunions de campagne. Le visage du Sauveur se surimpose au nôtre dans les équipées les moins redoutables : X a tenu dix heures un bureau de vote du 5ème malgré les fourberies tibéristes, Bidule passe trois heures tous les soirs à négocier avec ses contacts de Sciences-Po, d’autres ont pris leur café Place Monge, comme de vrais prolétaires, parce qu’ils devaient être sur place au plus tôt : leur dévouement est proprement christique. La byzantiniste déchue que je suis n’a pas de peine, au demeurant, à déceler le parallèle entre nos combats de chapelle et les grandes luttes christologiques du IXème siècle : le Christ était-il un ou double, le socialisme est-il multiple ou fédérateur, y a-t-il des hérétiques et faut-il les brûler ? Le militant est philosophe quand il achève de se geler sur les marches de Censier pour parler aux faqueux : alors il se construit comme pur par rapport à l’Impur, et cette dialectique de l’exclusion fonctionne à plein au sein de la section : au terme des réunions le Pur traverse la salle foulant les ruines sanglantes des idéologies abattues, dans la rue il s’offre au monde et l’inonde de sa sève. Mais le monde, que la rue Saint-Jacques symbolise idéalement, s’en fout pas mal.
C’est le drame du militant : il est convaincu et personne ne lui en tient rigueur. Je veux dire qu’il aimerait de temps en temps susciter un peu la controverse, d’abord parce qu’on lui a dit que c’était dans la discussion que les arguments s’affûtaient, comme on trempe l’acier dans l’eau pure, ensuite parce que pour exister, il faut bien s’affirmer comme Autre (mais si, mais si). Mais personne n’imaginera d’aller matraquer un gars parce qu’il est social-libéral ou qu’il défend la taxe Tobin. Quoiqu’il y ait dans les facs des gens spécialement appointés (Dieu sait pourquoi, nos universités parisiennes sont remplies de fascistes) au collage d’affiches vengeresses (« Pas de gauchistes dans nos amphis ! ») ; mais sur le marché Maubert, qui n’a jamais été, je vous l’accorde, un haut lieu de la circulation des idées, la ménagère empoignera son poireau et ne se souciera pas dans l’enfourner dans la bouche ébahie du militant qui la côtoie. Elle l’ignore. Il est juste là et il fait un peu laid dans le paysage, mais il ne dérange pas.
Les seules discussions que sa présence soulève sont généralement stupides et/ou embarrassantes. Mettons que la protagoniste se soit postée, un jeudi soir vers six heures trente, à la sortie du métro Cluny (sachant que la Sorbonne est à 200 m, c’est particulièrement mal joué, mais bon, c’est son problème). Son look de gauche (cf. texte antérieur) part à vau-l’eau, alors elle porte une robe à paillettes style poule géante du music-hall. Dans sa main gauche les tracts récents de la campagne des législatives, qu’un vieillard névrotique a tout droit ressorti des présidentielles de 81 : même logo, même plaquette, et les mots d’ordre n’ont pas beaucoup changé ; mais à France éternelle solutions éternelles, hein. La méthode du tractage est à peu près acquise, surtout depuis qu’elle a visionné cet épisode de Desperate Housewives où Gabrielle vend des voitures sur une plate-forme de supermarché : sourire, déhanché, classe. Comme depuis un quart d’heure un vieux schnoque l’asticote, elle doit se retourner pour lui flanquer un gnon ; et au retour elle retend le bras en soufflant :
« Elections législatives !... »
Manque de bol : ça n’est pas un vieux schnoque, mais pas loin ; c’est son ennemi juré, Machin, dont elle a pourri toute la khâgne, et qu’elle évite dans les couloirs de Paris-IV comme un cadavre putrescent ; évidemment Machin a le droit de prendre son métro où il veut. Il tient sa revanche, ce gros fourbe. À ses yeux la politique est bien une affaire de femmes. Il ouvre une large bouche pleine de dents aiguisées et lâche :
« Alors, c’est un bon coin ? Il y a beaucoup de monde ? »
La protagoniste, qui manque d’esprit d’à-propos, esquisse une moue idiote et mise tout sur l’aspect grosse poule : « Euh, ouais, ouais, c’est sympa, pas mal », avant de percevoir l’aspect odieusement grivois de la remarque de l’autre. Et lui s’en va en s’éventant de son tract.
Conclusion :
un militant ne convaincra jamais personne, mais il peut se lancer, par des rencontres inédites, sur les scènes des grands cabarets parisiens. Qui a parlé de politique-spectacle ?
mercredi 27 juin 2007
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3 commentaires:
Des analyses comme çà,seulement chez les très grands...Oui,ma Grande,Un style à vous couper le souffle...Vous etes une Grande...
ouais et la Grande elle fait des grands textes...
pfiou : i la falluatendre qua l'appart soit deserté avant de pouvoir enfin lire Persé jusqu'au bout
Honte à Machin, ce n'est pas un gentleman
je suis en adoration devant tant d'éloquence. mais où va-t-elle chercher sa prose ? et comment se fait-il que des phrases auxquelles je ne suis pas sûre de comprendre grand chose me fassent autant rire ?
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