lundi 23 juillet 2007

Continuation longtemps retardée de notre série sur les élites françaises:

Il me semble – et j'ai développé souvent cette idée dans les après-dîners brumeux de ma khâgne et de l'année suivante – que les êtres humains se distribuent entre quelques types relativement peu nombreux, et dont ils s'efforcent, à mesure qu'ils avancent en âge, de copier plus rigoureusement les traits principaux et les tares conséquentes. On reconnaît aisément dans la rue, grâce à la fréquence de ses déambulations, le boulet don-juanesque auquel n'importe quelle Parisienne d'apparence comestible aura eu l'occasion de se frotter. Autre habituée de nos trottoirs parisiens, la pouffe, individu d'élite dont la démarche aérienne est copiée servilement, derrière elle et sur ses côtés, par de fières armadas de jeunes filles dont la technique et le look demanderont encore, pour la plupart d'entre elle, quelques années de préparation. Ces types humains – et combien d'autres – on les repère, on les cite fréquemment, et, pour peu qu'on soit employée comme pigiste sur le blog de Zizule, on leur casse du sucre sur le dos à longueur de chroniques.

Mais il existe un autre type que personne ne se soucie de cataloguer, ou même d'identifier. Il abonde pourtant sur les allées du Boul'Mich', et son odeur caractéristique, son air hagard et ses hardes salies en font une proie de choix pour le touriste qui, plus sagace que le Français de souche, piste l'étudiant-Sorbonnard et sait le débusquer. Il ne se trompe que sur une nuance subtile. Ne peuvent se promener, l'air vide et la face ennuyée, passées six heures dans le Quartier Latin, que les jeunes gens logés sur place; au vu des prix de l'immobilier dans le cinquième arrondissement, et du peu de commerces pour le rendre attractif, on peut parier que ces bestioles dont l'errance lugubre au coin des rues du centre déroute le chercheur, sont des normaliens, et qu'ils s'acquittent envers l'Etat, plutôt que d'un loyer, de la somme raisonnable de 250 euros tous les mois, pour avoir le droit d'habiter une chambrette dans les hauteurs de la rue d'Ulm.

Continuons l'analyse. L'être pouilleux se hâte d'intégrer la première librairie qu'il croise, comme un pervers sa boutique fétichiste. Il est fort peu probable que ses études l'aient poussé vers les mathématiques pures ou le touillage des molécules; c'est donc qu'il fait profession de lettreux, et qu'il épuise déjà, chez Gibert ou chez Compagnie, les maigres rentes que lui alloue le ministère pour se constituer une culture, avec l'espoir un peu grotesque d'obtenir sans trop se fatiguer cette chose que l'on nomme (ou plutôt que l'on ne nomme jamais, pour ne pas attirer sur soi la malchance), l'agrégation. C'est son obsession première et indéracinable depuis le jour où il est entré à l'Ecole, et où il lui est apparu que son destin, c'est la galère au service de vieux morts. L'agrégation est un concours difficile, de l'avis de tous vraiment abrutissant, mais la seule garantie dont disposent tous ces gens d'avoir un jour les sous pour nourrir une famille. Or, des familles, il s'en forme, puisque les mariages précoces sont un des fléaux routiniers de la vie normalienne, conséquence sans doute d'éducations trop rigides ou de lectures mal orientées. Toute mon action démoralisante n'a rien pu y changer.

Ce que nous prenons, nous promeneurs alertes et heureux d'exister, pour des épouvantails décrochés de leur support, ce sont donc des enfants (ils ont vingt ou vingt-deux ans) que l'on saisit entre deux périodes particulièrement intenses de bachotage idiot. Le normalien A/L naît de la conjonction entre la khâgne classique (outil des classes supérieures pour perpétuer le latin comme langue de communication) et la réussite à un concours, opportunément nommé concours A/L, ou concours littéraire A, ce qui sous-entend qu'il y a un concours littéraire B, mais ça n'est pas mon propos. Ce concours a une justification principale: il donne une raison d'exister à quelque mille ou mille deux cents khâgneux, qui sont les restes décharnés de ces très bons élèves que nous rencontrions au primaire, effondrés sur les marches de la cantine à lire Georges Chaulet ou leurs cours de grammaire, et qui se prenaient, avec la régularité sublime des cycles de l'Univers, la pluie, la rotation des saisons, le défilé des heures dans le sein des journées, des coups de pied au visage de la part de gros lourds qui les traitaient d'intellos. Réfugiés très jeunes dans la littérature, seul refuge à leur angoisse devant les mystères de la vie sociale, ils s'y sont constitué par imprégnation et parfois par passion réelle un répertoire de citations qui, au moment d'affronter les gorgones de l'oral du concours, trouve un emploi nouveau et heureusement rémunérateur.

Les soixante-quinze khâgneux qui chaque année font fructifier leur apprentissage en franchissant les portes de l'Ecole croient quelques heures qu'on va désormais leur foutre la paix. Quand ils croisent par hasard leurs anciens camarades (retrouvés sur Facebook ou dans les malles poudreuses qui contiennent les photos de classe), ceux qui les bourraient de baffes à la récré de dix heures, et qui sont devenus garagistes ou travaillent dans la pub, ils les toisent sans pitié et songent avec délices à la carrière glorieuse qu'eux vont décidément emprunter. Ils s'imaginent aussi qu'après avoir fourni deux, trois ou quatre ans d'efforts continus pour être admis dans le saint des saints, qu'après avoir lu ou relu la Critique de la faculté de juger, les œuvres complètes du marquis de Sade (en Pléiade depuis la rentrée 1990) et quelques tomes dépareillés de la NHFC (Nouvelle Histoire de la France Contemporaine) , ils ont suffisamment prouvé leur nature supérieure, et que tous ensemble leurs parents, leurs condisciples des khâgnes du Quartier Latin et les vieux profs de la Sorbonne vont s'incliner devant leurs mérites juvéniles. L'agreg? Une blague. Il suffit désormais de se payer de mots. « Je suis normalien » vous dit le jeune admis avec des flammèches dans le regard, pour signifier que quelles soient ses intentions ou ses désirs, le cinéma, la politique, l'élevage des dindons, tout lui est désormais permis et les laquais de l'Elysée vont bien sûr s'incliner.

En vérité il n'en est rien. Au bout de six mois de glandouille le jeune A/L comprend que les diplômes de l'Université, même ceux du premier cycle, s'obtiennent à force de travail; que les interlocuteurs si divers auxquels ils recasent le « Je suis normalien » restent au mieux poliment surpris, et ignorent sans la moindre honte les démarches et le protocole que cette annonce devrait générer; que, normalien ou pas, premier ou pas, sans agrégation l'existence sociale du lettreux est réduite à à peu près rien. Alors ils commencent à bûcher et à redouter, d'un côté les 6èmes des cités de la banlieue Nord qu'on leur agite à la face comme le châtiment nécessaire de leur appétit pour les lettres, de l'autre les heures solitaires de la rédaction d'une thèse, qui privent ces malheureux de leur virées ciné et ne les assurent seulement pas d'obtenir une affectation décente.

Voilà pourquoi descendent tous les jours, depuis leurs perchoirs qui dominent le Panthéon, les normaliens A/L vers le Boulevard Saint-Michel; et ainsi à la fraîche vous les verrez ruminer, moroses et ralentis, les quelques vagues raisons qu'ils ont encore de se sentir supérieurs:
« Ben quoi, chuis normalien, hein! »


Perséphone

2 commentaires:

Anonyme a dit…

toujours pareil : je reste fan du style perséphonien + de sa lucidité ironique. Espérons que ses vacances loin d'Ulm ne vont pas nous la dénaturer ! surtout que l'année prochaine - qui sait - elle sera logée à perpet ?

Anonyme a dit…

Très jolie découverte de ce blog. L'ancien khâgneux que je suis s'incline devant tant de perspicacité et de causticité. Et je ne suis pas normalien ;))
Bonne continuation, je pense que je reviendrai souvent lire par ici.

Fox