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vendredi 27 novembre 2009

Un an à Istanbul - Cihangir

Ci-dessous un texte de Perséphone à Istanbul. Je rappelle pour les profanes, que Perséf' vient écumer ici de temps en temps sa verve délicate.


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Cihangir est mon petit paradis pentu. C’est le petit paradis de beaucoup de monde, malheureusement ; on sait pourquoi, prenez l’Assimil de turc à la leçon 32 : « Ama Tanrım ! Bütün Boğaz ayaklar altında ! », « Mon Dieu ! Tout le Bosphore à nos pieds ! » ; voilà, pour quelques mots, mon îlot secret grouillant de Français.

Par ailleurs Assimil s’est bien moqué de moi ; j’ai visité ma chambre de nuit, et comme la nuit, à Istanbul, est obscure, je n’ai rien vu par la fenêtre, sinon un gros carré d’ombre ; mais je me fiais bêtement au Bütün Boğaz ayaklar altında. Au rez-de-chaussée, c’était mal joué ; au lieu du Bosphore j’ai un terrain vague plein de fougères, et de chats, et la terrasse de mes voisins qui festoient jusqu’aux petites heures du matin. Cihangir est le paradis des fêtards. Mais bon, c’est agréable, c’est chaleureux ; l’autre jour une vieille les a insultés, il était trois heures dix, ils ne voulaient pas dormir ; pour finir son mari l’a giflée, et depuis on ne l’entend plus, elle est peut-être morte.

Cihangir est aussi le paradis des chats. Chacun a son immeuble de référence. Ils ne sont pas très vagabonds, ce sont des chats propriétaires. Au célébrissime Topçular Apt, il y en a quatre. Ils dorment dans la cour, apparemment ; eux aussi aiment la musique, c’est un état d’esprit. Le plus agile est Trois-Pattes. C’est mon Trois-Pattes (Benim Trois-Pattes). C’est un féroce : il flanque des beignes à tous les animaux du quartier, y compris aux grands chiens errants, maladifs et résignés, qui dorment à l’entrée du garage. Il est très affectueux, malgré son handicap, mais il a l’amour vache : cette nuit je voulais le remettre sur ses pattes, et il n’a pas voulu ; et gnak ! les crocs fichés dans ma manche, immédiatement démaillée ; sale bête, j’ai dû la secouer pendant trois minutes pour qu’elle se laisse enfin tomber.

Un autre chat s’est installé sur le rebord de ma fenêtre. C’est une petite femelle noire et rousse, aussi farouche que Trois-Pattes est entreprenant ; quand il a commencé à pleuvoir, et à Istanbul il pleut vraiment, genre cataractes, elle s’est réfugiée contre ma fenêtre et n’en a plus voulu bouger. Au fond d’un tiroir j’ai retrouvé un rideau en toile écrue, et je l’ai mis sur le rebord, pour isoler la pauvre bête du béton glacé. C’était un geste intéressé. J’aime bien avoir mon petit chat du matin. Depuis petit rituel : ouverture des rideaux, elle dort (la niaise) ; je glisse ma main, je la caresse, elle se laisse faire, rayon de soleil, subitement elle se rappelle qu’elle est farouche, et gnak ! elle me mord jusqu’au sang. Toujours placide, je lui allonge une baffe, elle s’enfuit en miaulant, je referme la fenêtre ; et voilà, le petit rituel est terminé.

Cihangir est le petit paradis des intellectuels déprimés. C’est un quartier qui se prête merveilleusement à la mélancolie. Je dis cela pour les intellectuels ; car pour ma part, il me met de très bonne humeur, surtout quand il fait beau et que l’hôpital allemand resplendit de toute sa grâce d’enclume bavaroise. Mais les intellectuels dictent la mode. Ils suivent à la lettre les romans de Pamuk : conscience de la perte, dégradation, insignifiance historique ; tout ça. Il faut dire que certains immeubles inspirent une sorte d’amertume, comment dire, c’est peut-être la mosaïque de salle de bain, ou les lumières glauques à la nuit tombée, lumières d’intellectuels méditant sur l’insignifiance. Il y en a aussi beaucoup qui sont très coquets. Sur Cihangir Caddesi, c’est tous les jours l’Exposition d’Art Nouveau. Quand j’y passe je cherche les ascenseurs en fer forgé. Eux aussi me mettent de bonne humeur.

Il paraît qu’Istanbul est globalement une ville qui inspire de la mélancolie. Je n’ai pas remarqué. Il faut savoir être sensible à la poésie des mosaïques de salle de bain.

C’est ce que font nos amis français. Ils vivent tous dans le triangle d’or entre Sıraselviler Caddesi et l’hôpital allemand trônant en plein milieu, comme une grosse meringue rubiconde. Au milieu de Sıraselviler, au niveau des bars chics et de la pâtisserie Savoy, la densité de francophones devient proprement terrifiante. Au Carrefour Express, quand je vais acheter mon parmesan, je croise tous les professeurs de Galatasaray, et un grand nombre de pouffes qui discutent des joies du quartier. Le Carrefour Express, c’est la pause luxe. Tout y coûte vingt fois plus cher ; le parmesan, c’est mon salaire de la semaine ; mais j’y vais pour les lumières tamisées, pour ce petit bout de France, par snobisme, quoi.

Cihangir exerçait sur moi autrefois un attrait extraordinaire ; autrefois, c’est-à-dire au moment de ma première lecture de la leçon 32. Je sentais une sorte d’appel. Je paye six cents lires pour habiter dans ce maudit quartier ; six cents lires pour une petite chambre, mais que diable ! le matin, je me réveille à Cihangir ! Après vérification, ma rue serait dans Gümüşsuyu.
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mardi 16 septembre 2008

Perséphone en Turquie, 2e épisode : SPLENDEUR ET MISÈRES DU TOMBEAU LYCIEN

(Vous allez voir, ça parle de déchets !!!! Youpiiiiii!!!!!)



Il y a dans toutes les civilisations une sorte de respect atavique de la mort que se partagent tous les gens sympathiques. Vous n'irez pas spontanément, vous, lecteur, renverser vos détritus sur le caveau de famille de vos voisins: vous trouveriez cela inconvenant.
Vos enfants, qui se promènent le samedi soir en charriant des packs de canettes de bière et en écoutant des jingles téléchargés sur leurs téléphones portables, raisonneront de même. Si contraints par l'adversité, ils finissent leur virée dans un cimetière communal, ils renverseront, au pire, leur bière dans les pots de fleurs artificielles.

Ce fait de société m'avait toujours paru curieux; je ne comprends pas qu'on se transmette, de génération en génération, le respect comme valeur commune: c'est une inspiration surnaturelle. Après tout ce caveau de famille n'est pas votre caveau, et les morts sont toujours les morts.
Mais la France étant ce qu'elle est, c'est-à-dire un pays spirituellement élevé, l'infâme qui tague ou salit un tombeau s'expose à la condamnation publique, comme le prouve en ce moment notre bonne ville d'Arras.

Eh bien cette règle immuable a enfin un accroc.

Bizarrement il bée aussi à Fethiye, comme notre boulet au slip bleu. (C'est que certaines villes ont plus de substance que d'autres, ou que j'arrange l'histoire pour les besoins de la narration, qui sait).

Fethiye, je ne crois pas l'avoir dit, était membre autrefois de la confédération lycienne, un ensemble de villes qui, entre autres particularismes, se sentaient tenues de se conformer à des usages funéraires absurdes, du genre mettre des sarcophages au milieu des trois-voies.
Je vous parle de choses qui ont eu lieu il y a trois mille ans, et dont les habitants du coin n'ont plus qu'une perception très vague.
N'empêche: un tombeau même lycien reste un objet reconnaissable. Il est essentiellement composé d'un socle en pierre, d'une cuve, en pierre (massive), et d'un couvercle, énorme, que le Guide Bleu gratifie de cannelures ou d'un autre terme architectural abscons que je ne vais pas perdre mon temps à aller vérifier. Ledit couvercle est parfois orné d'une croix, ce qui pourrait passer pour un symbole chrétien, mais ne l'est pas du tout, vu que les Lyciens ont tous été ratiboisés vers l'an -200.
Reconnaissons que c'est là tout de même chez eux une belle intuition prophétique, et que ça n'est pas une raison, tout de même, pour les arroser de quoi que ce soit.
Le sarcophage lycien présente en outre une grande variété de formes. Il ne ressemble souvent pas du tout à un sarcophage. C'est souvent une simple niche à même la falaise, de première, deuxième, ou troisième classe (c'est-à-dire à une, deux ou beaucoup de croix, voire, curieuse confusion des genres! pourvue d'un fronton gigantesque de temple hellénistique).

Les pilleurs de tombes sont passés par là, et je n'ai pas vu d'exemple que la façade n'ait pas été pulvérisée – ce qui nous permet (every cloud has a silver lining) d'admirer la disposition intérieure. Quelle que soit la classe du tombeau, le principe varie assez peu: trois banquettes le long des murs, où l'on déposait, à défaut de les y enfourner, les cadavres des dignitaires.

Fonctionnel et gracieux.

Au vu d'une telle disparité de styles, je peux comprendre que la population de Fethiye se sente par instants un peu égarée. Les cimetières musulmans n'ont jamais l'air de niches. Le tourneur de kebap (dönerci) n'est pas contraint non plus, de par son activité, à se poser huit cents questions sur les rites funéraires de l'ancienne Lycie. On l'excusera donc de garer son vélo, le soir, en face d'une tombe trimillénaire, s'il croit que c'est une grotte naturelle.
On lui passera, dans un accès de générosité touristique, ses graffitis sur la dédicace en lycien; mais il y a d'autres sortes de mauvaises manières.

Lorsqu'on déambule dans Fethiye, et que par extraordinaire on quitte le port de plaisance, on arrive bien vite aux falaises. C'est là le lieu d'élection du tombeau lycien. Pour s'en rendre compte il faut traverser préalablement d'anciens quartiers grecs qui ne respirent pas l'abondance; mais le site principal est, pour une fois, barré, c'est-à-dire qu'il faut s'acquitter d'un droit d'entrée de huit lires, ce que nos voyageuses, à sec, ne daignent pas s'offrir.
En retraversant les rues populaires, l'une d'elle aperçoit un curieux relief, entre deux pâtés de maisons. Nul doute qu'il s'agisse là d'une niche à trois croix. Nul doute non plus que le propriétaire du terrain ait pris la formule littéralement, et qu'il ait fait de la niche une niche; il y a attaché son dogue.

En face de ce tombeau un autre, qui n'est pas mieux traité, puisqu'il sert de soubassement à une terrasse en parpaings, encombrée d'un joyeux foutoir agricole. La tombe où pourrit autrefois Diodème, ou un Lycien assimilable, remplit aujourd'hui des fonctions de voirie, aux bénéfices d'un Fethiyen qui consomme à ce qu'il paraît le Coca et le lait salé en quantités industrielles.

Je ne dis pas que ça n'est pas louable. Les bourgades de la côte méditerranéenne sont mystérieusement privées de poubelles. Face à la carence le citoyen alerté met à profit son environnement, et en use avec la mer, les champs et les bas-côtés fleuris comme nous avec les conteneurs verts de l'arrière-cour, autant dire cradement. Et tant qu'à choisir entre les étendues liquides des flots et le réduit ombreux d'une tombe, je préfère le dernier, qui circonscrit au moins les merdouilles.

Dommage tout de même pour les Lyciens. Je n'ai pas précisé en introduction, pour ne pas faire pleurer les foules, que ces sarcophages servaient en priorité aux monarques, qui se succédaient à des rythmes intenses. On peut estimer que Diodème était un homme de premier plan.

Ainsi vont les grandeurs passées! Aux ordures et à la poussière.

Perséphone, 11 septembre 2008

PS: pour toute information sur la vie ou la mort des Lyciens, ou l'accroissement du déchet turc, je me tiens à votre disposition.

jeudi 4 septembre 2008

LE BOULET DU BATEAU - Persephone en Turquie - 2

Rappelons que Perséphone a été au précédent épisode, indécemment zyeutée par un vieux lubrique puant, et un jeune tout aussi lubrique quoique moins puant.

Elle sort de l'eau azurée, en bikini à poix.

Reprenons son récit là où nous l'avons laissé.

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Une vengeance s'impose-t-elle ?

On verra plus tard car l'écume abonde, et il fait bon s'y tremper les pieds en rafraîchissement. Saisie d'audace juvénile, je me risque au premier étage, et envisage d'un coup d'oeil la hauteur du saut:

trois mètres.

Grmph.


Le vertige guette et se déclenche.
Bon, après tout, il n'est pas nécessaire de produire tant d'éclaboussures, Boulet se guérira bien tout seul.

Je suis debout sur le parapet (c'est une scène très inquiétante à regarder de l'extérieur, j'imagine). Encore un peu et mes pieds dérapent sur le bois mouillé – il faut être forte – et mon Dieu voici que Boulet surgit, bardé d'algues et de sel, et de petits coquillages collectés au fond de l'eau, et il me sussure un vibrant « hello » chargé des charmes des Tropiques.

D'horreur, je saute.


Boulet est resté sur le parapet, non pas décontenancé, mais ravi de ma performance, dont il se croit sans doute le père et l'initiateur. Je le maudis au milieu des crachats d'eau de mer, et lui me renvoie mon salut,

heureux,

comblé,

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homme enfin.

La fin de la croisière s'épuise dans une ambiance suspicieuse, qu'alimente l'Allemande et ses potins sur les mondes souterrains de Fethiye (voir à la rubrique « pélicans »).
Ce boulet m'a paru diplômé. Il est adroit, surtout. Une horrible brunasse se laisse aller à un jeu de photos intimes avec lui, lèvres contre lèvres, bouârk! et que je me cambre le fessier.
Je répugne à la complaisance. Boulet adore.

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Enfin de retour à l'embarcadère!

Erhan-Dört s'est tenu à l'écart des ruines, mais nous lui pardonnons, au grand chéri, car il a le galbe ventru d'une autruche, ce qui entrave les déplacements en eaux peu profondes. Tout l'équipage se met en rangs pour sortir, le capitaine, le barman, et les deux mousses acnéiques; les estivants ont remisé leurs bouées, et pour ma part je n'ai pas quitté mon coussin, puisqu'il est à l'arrière, c'est bien pratique.
Je vois Boulet prendre son tour sur le marche-pied, altier, pas si laid, après tout; mais scène étrange: ne tient-il pas la brunasse par la taille, du geste immémorial de la possession?
« C'est sa femme » souffle l'Allemande, « ils viennent souvent sur le bateau, presque tous les deux jours. »

LE BOULET DU BATEAU - Persephone en Turquie - 1

Qu'on me permette d'introduire cette série par une histoire qui me met en valeur, ou presque, parce que
1/ j'aime les niaiseries sentimentales
2/ le style devrait bientôt devenir plus sombre.

On estime d'ordinaire que les vacances sont le lieu ordinaire de rencontre avec l'Homme; je prétends le contraire, et le prouve.

18 août 2008

L'été, la mer à perte de vue. Nous sommes à Fethiye, bourgade sur la Méditerranée turque, que fréquentent les vacanciers et les dresseurs de pélicans.

L'air flamboie et embrase nos corps: et pour cause, nous apprend un pépé suant, la moyenne des températures est de 47°C.

S'il y avait eu une nécropole, je nous aurais enfouies dedans: les morts tiennent frais, paraît-il. Il n'y en a pas. Plutôt que de râler sur la jetée encombrée par les pélicans et leurs dresseurs en habits marins, je préconise une balade en bateau: les bateaux tiennent frais, paraît-il, surtout s'ils coulent; et celui-ci m'a l'air bien vétuste.


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Le Guide Bleu, mon ami et mon confident, conseille d'ailleurs les bateaux, car ils permettent d'approcher les ruines, qui sont le charme majeur de la région, si l'on excepte les pélicans.

Le prétexte culturel étant acquis, embarquons.


Je tiens tout de suite à préciser que je n'ai pas une expérience multiséculaire du boulet.

Le vie parisienne est emplie de spécimens plus ou moins hideux – le Boulet du Métro, le Boulet du Café, le Boulet du Franprix – que l'on apprend, jeunes filles, très vite à dépister. Lorsqu'on maîtrise la typologie, on les évite! Paris est suffisamment grand.

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Le bateau, un peu moins.

Une fois que l'on est installé, la zone d'évolution dévolue au promeneur n'excède pas les 5 à 8 m², en comptant les toilettes.
Le boulet, dans ces circonstances carcérales, devient rapidement adhésif.

Un boulet adhésif, quelle horreur, on dirait un accessoire du rayon éponges.

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Notre bateau, scène du drame et de la leçon, est baptisé Erhan-4 (Erhan Dört, c'est du turc). C'est une brave coquille de noix qui en toute insouciance accueille une soixantaine de personnes: j'y ai pris place avec ma mère, sur un gros coussin à l'arrière, d'où je regarde les flots, qui sont autant de pélicans mousseux.

Ma mère étant de nature communicative, elle entretient une grosse Allemande des problèmes sociaux de l'Europe, et la convainc de voter à gauche.

Même aux arrêts, qui sont baignade plutôt que ruines, elles poursuivent leurs pépiements autour de miettes chocolatées. Ceci laisse le champ libre à mon bikini à pois. Trempons-nous donc, puisque l'air est bouillant.

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Hélas et triple hélas, les pélicans ne sont pas seuls dans l'étendue aqueuse ce matin; le boulet surnage aussi, le cheveu à peine humide, et le maillot collé aux fesses.
Comble d'horreur: il a vingt ans. Je le préfère quinquagénaire, mes schémas explicatifs sont plus clairs.

En l'occurrence ce boulet-ci est très occupé à me dévisager, même aux moments pathétiques où je m'écorche les orteils sur les graviers du rivage; lui-même progresse d'une allure de crabe dans ma direction, ce qui, avec le grand-père imprégné de saumure et d'ail qui gire à quelques mètres, multiplie les zones dangereuses.
Stratégie sportive d'évitement: je décide d'apprendre à plonger; cela devrait les tenir à distance, ne serait-ce qu'à cause des éclaboussures.

Non, plonger, peut-être pas, je n'ai pas de gilet de sauvetage; mais me jeter comme un sac de riz (comme le touriste italien au charmant profil, qui saute en se pinçant le nez et tiens, ah ah, il a oublié d'enlever ses lunettes! imitons-le), depuis la proue du bateau.

La méthode est sans danger.
Les cils collés par le sel, j'arrive encore à reconnaître, et vite, l'odeur alléchante du pépé.
Evidemment dans l'opération le bikini à pois se déplace un peu, mais les individus normaux qui ne fixent pas ma poitrine n'ont pas le temps de s'en rendre compte; Boulet, lui, mate. Il a pris place sur le petit ponton à trois mètres de moi, et alors que j'ai rejoint mon perchoir pour poursuivre l'entraînement, il m'appelle (d'un petit sifflement coquet).

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Je hausse l'oeil.

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Il se désigne le torse (c'est-à-dire le mien, par dérivation sémantique). Moue mutine. Je rougis. Pas encore pu me rajuster.

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Une vengeance ignoble s'impose-t-elle?



Suite au prochain épisode (y en aura une petite diz...quinzaine)

mardi 22 avril 2008

Moeurs ecclésiastiques (bretonnes), by Perspéhone

En visite à la cathédrale de Chartres l'autre jour, je me perds.
Pour comble de malchance, je me perds dans une autre église, ce qui nous fait une perte redondante, d'une église à une église, n'est-ce-pas.

Quoi qu'il en soit, je pénètre dans l'auguste bâtisse d'apparence médiévale et, gaiement accompagnée, j'entreprends d'en faire le tour, sans prêter plus qu'une attention distante au bonheur des parents qui baptisent leur poupon.

En trois coups d'œil j'ai cerné les lieux:
église louche et hétérodoxe;
la gosse s'appelle Tiphaine;
le prêtre est virulent;
et surtout, la tombe de l'évêque.


Ne temporisons plus: je vais vous parler de la tombe de l'évêque (en quelques lignes seulement).

Le monument affiche une structure dédoublée
1/la dalle
2/l'épitaphe
– pourquoi tant de dépense de place me demanderez-vous, pourquoi disjoindre ce qui consubstantiellement est conjoint, eh bien, je n'en sais rien, je suppose qu'il y avait suffisamment de place pour cela.

Là n'est d'ailleurs pas mon propos.

L'évêque, donc, s'est fait graver à petits coups précautionneux une épitaphe latine, lettres dorées s'il vous plaît, et redorées tous les ans, je le vois à leur lustre. Je ne perce par contre pas tout à fait le sens cryptique des vers, parce que les souvenirs des versions latines forment un gros bouchon mental quand je vois une inscription, de quelqu'espèce qu'elle soit, rédigée dans cette langue.

Détournant vers Tiphaine l'attention de ma compagnonne, elle éminemment latiniste, je déchiffre le petit écriteau papier qui figure à droite de l'épitaphe et porte le même texte en, devinez quoi, en français.

« Ici gît »/ « Hic jacet »
Ciel cela correspond, ce marbrier avait tous les talents.

La suite « Ici gît Raoul-Hervé-Marie Hercouët, évêque » je me rapporte à l'épitaphe « Hic jacet blablabla » nous y sommes.
Dans un but honnête de vérification érudite, je colle mon nez à la dalle qui porte décidément les mêmes lettres « HIC JACET RADULPHUS ».

Hein?

D'où sort cette histoire de Radulphus?
« RADULPHUS EPISCOPUS » En toute logique c'est le même, où bien il y a confusion des tombeaux. Mais quand donc cet homme délicieux a-t-il été rappelé? (en latin « obiit »)

Précisons ma pensée:

Radulphus est un nom franc ou germanique, en tous les cas pas breton, je vous l'accorde, et surtout très difficile à porter de nos jours. Si cet homme a fréquenté l'école publique, je vous garantis qu'il n'a dû pas beaucoup rire. Adolescence ruinée etc. Radulphus, non mais, il y a des parents criminels.

Epitaphe, donc. Raoul-Hervé-Marie Hercouët, mort en 1954.

1954.

Pas de Francs à l'horizon.

Méditons un instant cette mystérieuse corruption de son nom.













La suite maintenant. « Hercouët, évêque, comte de Keringant »
D'où sort-ce?
D'où cet évêque du XXème siècle se veut-il comte?
Non content de se radulphiser hors de propos, il impose à nous pauvres gueux toute la morgue de sa dignité féodale?


Tiphaine pousse un large hurlement scandalisé et me voici interrompue dans mes rampades sur la dalle.
Bon, suggérè-je, allons méditer à l'extérieur ces stupéfiantes informations.

Je vous les transmets maintenant telles quelles et avec toute l'objectivité journalistique que l'on me connaît. Il me semble tout de même que cet évêque s'y croyait un tout petit peu.

vendredi 4 avril 2008

(attention ! qui voici ?) Des Ursulines au pieds des Tours

Encore une belle étape poétique et universelle de nos banlieues.

Il y a à Saint-Denis mille attractions touristiques dignes d'intéresser nos dimanches:
à ce titre Perséphone, alias moi-même, emmène son amie Z. voir de vieux morts dans la basilique.
Z. est un personnage connu de vous tous et dont je préfère taire le nom, pour diminuer la portée de certaines affirmations que je pourrais porter contre elle, si l'humeur me venait d'arranger les faits n'importe comment.

À Saint-Denis donc se dresse la, euh, basilique; j'hésite sur le terme parce qu'il ne m'a pas encore été loisible de vérifier dans un dictionnaire ce qu'est exactement une basilique – permettez-moi de snobiner un peu et d'invoquer mes cinq années d'étude du grec:
dans « basilique » il y a Basile, bien sûr, mais Basile que je ne connais pas n'a rien à voir avec notre affaire, et puis il y a basileus qui nous intruira beaucoup plus.

« Basileus » vaut pour « roi ».

Réflexe subit du philologue: dans une basilique on doit mettre des rois.

Mais songez-y un peu, inconscients!
Lequel d'entre vous n'est pas entré dans une basilique, peut-être pas celle de Saint-Denis je vous l'accorde, qui, méritant très officiellement son nom de basilique (par une pancarte du Ministère de la Culture apposée à l'entrée), ne contenait aucun roi? Pas même un petit? Pas même un oublié voire pas français? (Comme on en voit à Saint-Germain-en-Laye dans une église, qui, soulignons-le au passage, n'est pas du tout une basilique)
Et puis si toutes les basiliques devaient contenir des rois, ma foi, il n'en resterait plus pour les mettre dans les cimetières. Et il faudrait une production annuelle de rois qui, même aux époques les plus royalistes, me semble incompatible avec la pudeur de nos dynasties.

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Fermons ici le dossier basilique. Si quelqu'un d'entre vous a sur lui la clef de ce mystère, ou un accès fréquent à Wikipédia, qu'il ne nous celle rien.



De toute façon Perséphone et Z., à force de débattre de ces graves matières, et d'autres encore, sont arrivées en retard à Saint-Denis et n'ont plus franchement très envie de voir la maudite basilique. Pour ne rien arranger, il est bientôt cinq heures, et voilà-t-il pas qu'on annonce à coups de clairon que les dernières entrées auront lieu à cinq heures et demie, et qu'elles précèdent les expulsions à coups de pieds; par contre aucun rabais pour les retardataires, alors franchement, non.

Z. et P. se laissent tenter par la fraîcheur du soir dans les ruelles goudronnées, et délibérant de leurs vies futures et intéressantes elles achètent une botte de poireaux, et deux livres d'avocats, pour caler leurs livres une fois rentrées à Paris.

Délicieux panorama, Saint-Denis, pourquoi aller perdre son temps en voyages n'est-ce-pas, et je ne te raconte pas le prix des entrées dans les sites, c'est à croire qu'on se moque de nous, ici ça m'étonne d'une mairie communiste, ils pourraient au moins faire un effort pour les Parisiens, oh tu as vu ce joli fronton XVIIème?

...

Un fronton XVIIème?
Où ça?
Perséphone traverse la rue pour mieux admirer le fronton XVIIème que, sans la perspicacité de sa compagnonne, elle n'eût jamais remarqué; et il n'y a pas tant que ça de frontons XVIIème à Saint-Denis pour se permettre d'en laisser passer un quand il surgit.

Une mamie claudicante et peu émue par nos roulades se dispose à ouvrir la porte du fronton où, apparemment, elle vit; manque de chance, les frontons XVIIème sont sans pitié, et ils tendent des pièges aux mamies; la voici qui claudique dans l'encadrement de la porte au point de manquer s'étaler de tout son long, la chute est imminente mais Z., qui a plus de vivacité d'esprit et qui n'est pas de l'autre côté de la rue, elle, la prévient et sauve la grand-mère d'un péril affreux.
La vieillesse est généreuse. La grand-mère – appelons-la Monique – constate que nous avons voulu sauver le fronton XVIIème autant qu'elle de probables amochements et, en remerciement de notre action diligente, elle nous convie à visiter les dessous du fronton.
« C'est en semaine que je fais les visites, mais pour vous je vais faire une exception. »
Nous espérons que vous mettez en rapport toutes les informations: couvent-fronton XVIIème-visite.

P. et Z. pénètrent dans une cour pavée et arborée fort ancienne, et d'allure un peu décrépite; il n'est pas exclu qu'une ferme d'Île-de-France, aux alentours de 1630, ait ressemblé à cela; mais enfin ce n'est pas mal et j'ai bien des voisins qui préfèreraient à leur appartement une bonne vieille ferme d'Île-de-France avec ses charrues et ses boeufs et son parfum d'authentique. Monique a de la chance, la fieffée larronne.
Elle nous désigne d'ailleurs, d'un geste ample quoique claudicant, la cour et les dépendances: « Ceci est la première cour ».

Attendons la suite.

La deuxième cour est plus au niveau. Qu'on se figure une cour, hein, moins un côté, et dont la largeur n'égale pas la longueur (c'est-à-dire qu'elle n'est pas carrée); à gauche des maisons à jardinets bourrés d'enfants et de chats, à droite un mur. Au milieu, des pavés, et des chats aussi, en transhumance.

Monique se visse entre droite et gauche, sur les pavés donc, et nous interroge sur ce que nous pensons du lieu. L'une de nous deux se risque:
« C'est vieux, non? »
Evidemment c'est XVIIème, vous l'avez compris; sautons donc la réponse de Monique et venons-en au plus sérieux.

Ceci est un ancien couvent d'Ursulines, ordre non cloîtré de religieuses enseignantes; notre fronton et tout ce qu'il renferme ont connu d'étranges aventures, réquisitionné par les Bleus en 1790, entrepôt de poudre, entrepôt d'armes, école, vendu par lots à la Restauration, abattu, remonté, privé enfin de ses Ursulines depuis plus de deux siècles, depuis que les pauvres mignonnes ont quitté notre sol ingrat pour trouver refuge au Québec.
Idée bizarre.
Enfin le couvent n'est plus un couvent, c'est une copropriété, et les cellules étroites ont été réunies pour former des appartements de pauvres. Notons tout de même que le réfectoire et les salles de classe, qui sont plus grands, deviennent des lofts de médecins (d'où la grande quantité d'enfants sains et robustes). (Pour les chats je n'ai pas d'explication)

Monique lit les archives le dimanche et même les autres jours de la semaine, par quoi son avis est autorisé et même un peu beuglard.
À sa décharge Monique est sourde. Z. qui s'efforce d'alimenter la conversation par des remarques pleines de bon sens tombe donc une fois sur deux dans un trou d'incommunicabilité. N'importe, Monique est super mignonne. Claudicante mais alerte elle nous entraîne vers la partie du mur qui n'en est pas un, ou plutôt vers l'angle du carré qui cesse d'être un carré, c'est-à-dire vers l'endroit où il y avait une chapelle et il n'y en a plus. De sa canne elle désigne l'absence:

« Il y avait une chapelle. Il n'y en a plus. »

Derrière l'absence il y a une barrière. Et derrière la barrière, incroyable, c'est là qu'on prend conscience de l'épaisseur des temps historiques, n'est-ce-pas ma poule? Un immeuble. HLM-barre.

Monique insinue sa silhouette octogénaire entre les tours et d'autres petits jardins, sans chats, en déblatérant quelque chose sur un escalier: évidemment il est difficile de se concentrer sur son escalier, et même sur l'insoutenable manque de chats qui affecte cet espace, quand on a sur sa droite trois tours dans le genre hideux. Les deux touristes se renseignent:

« Toujours ces promoteurs! Ils ont vendu nos terrains il y a cinquante ans [comprenez: le lieu était fort agreste et empli de poules veaux et ragondins, avant les années 1950], et ils ont fait ça à la place. Enfin, (Monique est philosophe) on peut dire que c'était mieux avant. On peut le dire. »

Monique montre son escalier.

« Ne faites pas attention à la peinture, c'est une idée de la copropriété; c'est violet; ça fait bordel de province: j'ai voté contre. »

L'escalier. Ah, fichtre, je vous emmène sur de mauvaises pistes: l'escalier est dans un autre bâtiment; allons-y, hop repassons devant les tours, entrons dans le bâtiment C, voici l'escalier.
Monique se juche sur la première marche:

« Refait selon les indications des Beaux-Arts! Tout en tomettes authentiques! Rampe repeinte dans un rouge authentique agréé par les Beaux-Arts! Du haut jusqu'en bas! »

Constatons. Oui c'est rouge. Fort aimable. Et ici un plafond à caissons. Monique reprend le ton docte qui lui sied tant:

« On [que d'insinuations louches contient ce « on »!] prétend que cet appartement, avec les caissons, était celui de la mère supérieure; et moi je dis qu'elle devait donner l'exemple aux autres soeurs, et n'habitait pas dans un lieu richissime; elle prenait la cellule la plus décrépite, si elle le pouvait. Ici, il y avait quelqu'un d'autre; je pense même... »

Monique déploie en rêve un cartulaire émaillé de taches. Sur la page de droite, que d'ordinaire elles laissent vides, les Ursulines ont écrit en jolie ronde la vie les oeuvres et moeurs vénérables d'un abbé qu'elles ont accueilli en la fin de sa vie, et du XVIIIème siècle.
Qu'il leur prenait d'énergie, aux pauvres soeurs! Avoir un homme chez soi, ça n'est pas tenable.
Le vieil abbé, donc, a renouvelé dix ans ses promesses de mourir bien vite, et par combinaison de douceur et de charme octogénaire il aurait obtenu une chambre plus convenable à ses besoins. Ma foi certes, on n'allait pas le loger dans le placard à fromages. Monique ne semble pas très horrifiée du naturel profiteur de son cher abbé; à force d'alimenter son existence par de nocturnes rêveries sur le vieux cartulaire elle s'est liée d'affection – à quoi cela tient-il...
En silence et grande componction Z. et P. rendent hommage à l'abbé.

Au sortir de l'escalier un troupeau plus épais de chats s'empêtre dans leurs jambes, et P. appréhende une claudication mortelle de la guide; autant fuir tout de suite, avant que de devoir la sortir des griffes des matous: Dieu sait si pour les remercier elle n'irait pas les emmener aux Archives nationales! Le flux félin s'épaississant toujours, Z. et P. se consultent, organisent un repli groupé:

« Regarde la vieille voûte médiévale, par là! »
« Par où, par où? »

Monique se débat entre les amas poilus qui lui grimpent sur le torse; une seconde encore et elle va s'effondrer -
« Oh la magnifique charrette Renaissance! »
« Mais oui quel alliage magnifique du fonctionnel et du grandiose. »
Dans un bruit lamentable Monique succombe sous le poids cumulé des chats, et elles rendent grâce au fronton, aux soeurs, et à l'inventivité géniale des hommes qui oeuvrent tant de belles choses.

Perséphone, avril 2008

vendredi 7 décembre 2007

Perséf' : 3ème round

Jour 3 Méditation hivernale


L'étrange effet du froid sur les silhouettes! et sur le fonctionnement presque accéléré de nos cervelles comme enhardies à l'action – et pour P. qui n'a pas dormi beaucoup cela signifie plus de rigueur, plus d'austérité, plus d'application dans la réalisation de son travail. Et si! sans doute, le froid avive l'intelligence de ceux que les travaux de brutes du déchiffrement de l'ancien français rebutent à ces heures matinales.

P. s'abandonne à de poétiques rêveries en descendant le nez au vent gelé la rue de Belleville. Il lui semble que la grève et ses multiples effets pervers sur l'achalandage des bornes à Vélib' se sont réduits à une faille dans l'entendement qu'elle a de son Créateur. Elle s'élance fervente et court entre les poubelles retournées. Tout est simple puisqu'elle dort dans son gilet fourré.

Laissons nos âmes frustes s'élever quelques lignes sur les ailes délicates de la poésie lyrique, et prendre au gré des rues, des pavés et des squares le rythme presque intime de la marche dans Paris, cet étagement superbe des piétinements de la foule déshabituée du sport, du pas nerveux et vif des quelques hommes d'affaires qui se pressent au travail, de l'avancée conquérante et précipitée de notre narratrice, pour l'instant endormie, mais décidée quelque part au fond de sa cervelle meutrie à vaincre la distance. Cette harmonie c'est la grève, ce pas rythmé c'est Paris qui se soulève. (Excusez-moi, je crois que je plagie Michelet)

Déjà un peu héberluée des conséquences de la vinasse et du coucher tardif P. pâtit un peu plus de la surpopulation des avenues.
On dirait que la moitié des Français ont réappris à faire fonctionner leur corps. Qu'ils s'y prennent avec la maladresse touchante et insupportable des malades qui reprennent l'habitude de parler après un grave accident.
P. s'abandonne à la contemplation morose de son Paris, non pas celui des marcheurs, mais celui des immeubles qui, par un hasard insigne, ne sont pas haussmaniens dans ces régions nordiques, mais gagnent au soleil de novembre un lustre minéral qui lui rappellent Braudel (si si) et les cours de sixième sur le quartz et les pierres qui brillent.

Emboutissant par-ci, emboutissant par-là, elle se souvient d'une nuit, passée en compagnie sur les Champs-Elysées, et absolument ratée: comment rentrer alors, à près de deux heures et quand le quartier reste, hormis dans ses axes les plus fameux, inconnu et hostile?
Conclusion de la blonde: allons en bus.
Conclusion de la brune: allons en Vélib'.
Conclusion vérifiée: puisqu'il n'y a ni l'un ni l'autre, allons à pied.

Les arrondissements de l'Ouest sont vides et mornes et déprimants. Mais autour de la rue Montaigne, Rue de la Mode – et non rue à la mode! - les arbres dessinent sur les façades blanchies à la lumière de la lune des formes étirées qui évoquent très franchement les décors métalliques de nos féeries de Noël, dans les classes élémentaires de Marmande. P. sent toujours se retendre en elle quelque ressort mystérieux de son humeur quand elle aborde les quartiers bourgeois. Et l'enthousiasme des deux autres jeunes filles de l'aventure ne nuit pas au climat de conte – dans les façades glacées, dissimulées parfois par de gros sapins verts que leurs propriétaires l'âme artiste ont égayé de boules de verre et d'objets en acier, reluisent des particules de mica. Ou bien ce n'est pas du mica. Comment savoir, tout le monde n'est pas scientifique. En tout cas seuls les quartiers bourgeois savent reluire ainsi la nuit. Cette constatation stupide lui arrache quelques larmes.

Revenue rue de Belleville de sa rêverie diurne P. songe qu'elle doit se hâter. Il lui apparaît aussi que pour la cohérence de sa narration elle a tout intérêt à arriver bientôt aux péripéties de la soirée, portées par le souffle pathétique de la Grève et du Peuple. Evidemment à l'heure de courir vers l'ancien français elle n'imagine pas encore les complications à venir, mais nous, qui bénéficions à sa place du recul commode du temps, y pourvoirons pour le lecteur.

P. qui se targue d'avoir une vie sociale compliquée sait d'avance qu'en restant rue d'Ulm jusqu'à des heures avancées elle n'a aucune, mais aucune chance d'avoir un moyen de transport décent qui la ramène à ses logis; mais elle préfère risquer sa vie sur une ferraille déboulonnée que mourir d'ennui tout l'après-midi en feuilletant des revues dans sa chambre: à vingt-deux heures, silhouette massive dans son manteau de bourgeoise qui lui fait paraître cent kilos, elle descend de l'Annexe et entame vers le Panthéon un périple de six minutes qui lui laisse dans la bouche un premier goût d'aventure.

Dans cette histoire nous devons reconnaître que P., en général, imagine un peu sa vie et toutes les péripéties qui l'emplissent – j'entends par là qu'elle-même se crée des complications, à la recherche, d'abord, du fameux frisson d'angoisse qui lui parcourt immanquablement l'échine au moment de les subir, ensuite, du plaisir un peu vain de les raconter dans les interminables dîners qui rythment son existence désoeuvrée. Et de les raconter aussi dans ces pages (imaginez un peu qu'elle se fourre dans ces situations pour vous servir de la chronique!).

J'en viens au fait: P. dans la rue, alors que pour l'instant rien de bien grave n'est arrivé, qu'aucun poivrot n'a cherché à la molester, et qu'elle n'a pas même la certitude positive qu'elle ne va pas, ne peut pas trouver un Vélib' dans les six minutes qui arrivent, se suprend déjà à parler toute seule. C'est sa manière d'exorciser la folie et le meurtre.
Lorsque par hasard elle trouve une borne, elle lui parle. Elle parle au vélo qu'elle pourrait choisir (mais qui n'a pas de pneus). Elle parle au petit clavier dont les touches déglinguées s'enfoncent sous ses doigts hésitants. Elle parle à son abonnement, à sa main droite, et parfois aux passants quand par malheur son enthousiasme de solitaire refoidie la fait se détourner des choses inanimées vers le grand monde des hommes. Alors une confusion grotesque s'empare de son visage. Mais déjà le passant est loin.

Comme d'ordinaire les quatre premières bornes du chemin sont hors d'usage. Il faut croire qu'au loin d'y glisser avec toutes les précautions de l'amour une carte bleue dans la fente noire les précédents ont tenté d'y forcer un tronc ou la lame hérissée d'une tronçonneuse en action: la borne si par hasard on propose de lui donner de l'argent entame une longue série de piaillements spectaculaires et odieux.

Toujours raidie, toujours parlant toute seule dans ses fourrures et son col en lapin, P. déambule. La voilà face à la Bâtisse Auguste, la Sorbonne tant décriée où à cette heure dorment les milliers d'ouvrages qui alimenteront demain la soif de savoir des enfants, les amphithéâtres et leurs fresques dont les teintes rousseâtres sommeillent à la lueur des veilleuses, les quelques gardiens attardés qui lentement tournent et retournent dans ce temple de la science qui n'enseigne plus rien et entraîne dans ces profondeurs d'ennui toute une génération désireuse pourtant du Progrès.

Bon Dieu, n'est-ce-pas une station pleine ici? Carte. Doigts agiles et comportement sûr: P. décroche son vélo (dans sa hâte elle se tait), y fixe avec lestesse son sac tatoué de chats aux moustaches expressives et se hisse dans dans sa grande lourdeur sur la bécane usée par la course.

Pédalons.

Par extraordinaire aucun des pneus n'a enfilé de bout de verre: péniblement, en soufflant fort, notre héroïne remonte vers le Boulevard. Le Vélib' n'est pas l'engin adéquat des grandes équipées juvéniles au travers d'un Paris désert; quand bien même il serait en état celui-ci pèse toujours vingt kilos et son guidon tourne et vire sur sa tige; mais engagée sans plus aucun souci du monde dans les voies à bus et taxi des dernières rues de la rive gauche P. sent, comme l'on dit chez Marie de France, « le corage li monter en haut », son coeur s'égayer dans la nuit.

Je n'ai pas encore disserté sur les dangers de ces trajets dans le noir. Tous nos compatriotes qui cet hiver de grève se sont essayés au vélo n'ont pas pris tout le temps d'apprendre le code de la route. Je parle de P. en l'occurrence.
Je parle de P. qui distingue rarement les routes à contresens de celles qui s'offrent à ses roues, les vrais trottoirs des terre-pleins minuscules, et les avenues des rues sans risques.
Je parle de P. dont les mains exposées au vent se crispent chaque seconde un peu plus autour des poignées de caoutchouc, et qui, par conséquent, actionne sans le vouloir les freins à chaque frisson le long de ses bras. ( > risque de se casser la binette). A tous les stops, à tous les feux, elle souffle sur ses mains glacées et tente de redisposer harmonieusement autour de sa face les quelques mèches de sa chevelure qui ne sont pas figées encore en stalactites, pour impressionner (peut-être) les cyclistes qui attendent aussi le passage, et sont jeunes, mâles et avenants.

Avenue de la République, voyant qu'elle ne pourra plus rouler car elle n'a plus la force d'actionner les pédales elle se jette en travers en tenant son vélo, non pas sur l'épaule, mais cahin-caha par où elle peut, à moitié entre les orteils; elle traverse. De l'autre côté elle est chez elle.

Reste la montée.

La montée qui autrefois épouvantait les ouvriers de Belleville employés aux manufactures des dixième et onzième, et pour lesquels la Ville a fait installer un tramway, puis le métro, qui court encore sous les rues selon son trajet d'autrefois. La montée - que ce soir P. va franchir toute seule sur son petit Vélib' en miettes.

Rue de la Fontaine au Roi elle ahanne, appuie, gigote et appuie de nouveau, talonnée par les taxis et les enfants de six ans qui debouts sur leurs grandes pattes vont plus vite qu'elle sur sa machine. C'est la victoire de la volonté sur la chair qui se joue à cette heure. Si elle n'avale pas cette côte c'est tout un projet de vie bâti sur la prouesse et la sublimation de soi qui s'effondre à ses pieds. Zut, encore un feu. Pourquoi mettre tous ces feux la nuit? Qui donc a besoin de s'arrêter?

Dans un ultime effort arraché à son corps brisé elle croise le Boulevard de Belleville jonché encore des détritus de la journée et des débris du marché du matin, où se promènent les chats et leurs longues babines noires: engagée dans une voie de cycliste elle fait semblant de pouvoir aller vite, repère une borne – euh, pleine – accélère un petit peu – ue autre borne! Une autre par pitié, que ce supplice s'achève! – la voici – descend, s'appuie à la selle pour ne pas défaillir, raccroche la bête à son plot mérité et s'en va vers le Nord sur ses jambes qui cahotent, raides comme le Casse-Noisettes du conte – le froid, la fatigue et l'orgueil.
J'ai trouvé un Vélib'!

(novembre 2007)

dimanche 2 décembre 2007

Perséphone, 2eme round

Jour 2 La course à la mort

Il n'est plus question de patience. Il n'est plus question de grandeur. P sera fourbe ou ne sera pas. Toute la nuit elle a remué ses orteils glacés en songeant à la remontée, à l'âpreté de l'asphalte sous ses semelles râpées, au défilé inépuisable des bouches de métro barrées. Aujourd'hui Vélib' et aujourd'hui liberté.
Mais face à une borne les ressources de l'imagination parisienne sont proprement terrifiantes. Il y a, entre les divers types d'usagers de ce service municipal, trois grands profils que j'aimerais recenser pour vous:
– l'habituel, le snob, le désinvolte, qui porte dans les quatre grammes cinquante de sa carte Navigo des possibilités infinies de déplacements, puisqu'il lui suffit de tendre le bras au-dessus du plot à vélo pour que la machine se libère
– l'abonné à la semaine
– P qui recommence toujours les mêmes manoeuvres et entre les mêmes codes, par défaut d'humeur créatrice. Elle ne s'abonne qu'à la journée.
Il faut voir qu'à imprimer un reçu à chaque tentative de récupérer un Vélib', on perd beaucoup de temps, et P songe qu'un jour un malfrat lui appliquera sur le crâne un coin de barre de fer au moment où elle enfourne sa carte bleue dans la fente impassible: moyen facile de se faire de l'argent sur le dos des blondes en goguette. D'autant que pour affronter les rigueurs du pédalage, elle a revêtu une tenue sport qu'on peut réellement qualifier d'indécente: un jean serré – des chaussures échancrées – une veste enfin dont la laine à grosses mailles laisse entrevoir Dieu sait combien de choses dans l'esprit pervers des promeneurs. (Nous reproduisons ici le monologue intérieur de P, sans l'assumer bien sûr).
Arrivée place de la République, déjà un peu agacée, P. décide d'user de ses charmes juvéniles pour décrocher un Vélib' en escroquant ses voisins. Station quasi-vide; une famille entière derrière elle: elle prend le parti d'être odieuse et commence à taper ses codes. Mais voilà qu'en face d'elle, de l'autre côté de la borne, un abonné à la semaine dégaine nonchalamment sa carte!
Longue plage de silence dans son crâne.
Elle contourne doucement la borne, en gardant par sûreté une main sur son clavier, et sussure à l'oreille du type:
« Quel vélo prenez-vous?... »
Elle sait pertinemment que sur les quatre qui garnissent à cette heure les fourches, seul le dix-septième est en état d'avancer, et que les autres, obéissant à cela à une grande loi de la Nature, n'ont pas de chance ou pas de guidon.
« Quel vélo prenez-vous Monsieur?... »
Le type relève deux yeux rêveurs.
« C'est que, je m'excuse, il faudrait éviter de réserver le même... On ne sait pas, la borne pourrait dysfonctionner.... »
Sourire fat du Monsieur.
Les doigts de P. se crispent incognito sur son clavier. Qu'a-t-il besoin de réfléchir autant?
« Bien sûr... Je prends le 20. »
P. incline gravement le chef comme à la nouvelle d'un décès. Il lui reste à créer un code.
Le type décroche le 20 et part sur quelques mètres à la dérive sur un vélo sans chaîne, entraîné sans plus rien pouvoir par la machine facétieuse jusque sans doute au premier choc avec un camion de quinze tonnes. P, satisfaite et amusée, détache ses yeux de son clavier. Le dix-sept vient de partir sous les fesses athlétiques d'un abonné à l'année.
Dans une autre occasion cet épisode se serait conclu autrement. P. aurait eu son vélo, mais grâce à l'intervention seulement d'un petit enfant aux yeux en amande, préposé à la résolution des problèmes bizarres. Imaginons un instant que cette histoire soit vraie. Dans cette chronique d'ailleurs tout est vrai, et c'est bien ce qui l'attriste, et moi avec elle, et nous tous, lecteurs, avec cette pauvre fille qui a tant de peine à aller étudier son latin.
Au moment où P, effondrée au pied de la borne, sent s'écouler hors d'elle toute sa gaîté et son appétit à la vie, surgit un gnome aux yeux de braise. Tout d'abord elle ne le voit pas, parce que la famille derrière elle a commencé à s'emporter. La pantomime au pied de la borne leur semble un brin suspecte.
« Mais enfin il n'y a pas de vélos, vous le voyez bien ils sont tous cassés » - elle lance vers les plots sa main paume vers le ciel.
« Si Mademoiselle il y a un vélo. »
« Vous entendez ce que vous dit cet enfant? »
« Non je vous dis qu'ils sont tous cassés c'est ROUGE nom de Dieu, ce n'est pas parce qu'ils sont là qu'ils ROULENT »
« Mademoiselle il y a un vélo je vous assure c'est le mien c'est moi qui viens de le remettre. »
Silence.
« Tu veux dire que, euh, il marche? Enfin, hum, tu l'as essayé?... »
« Ben ouais. Il marche. »
« Ah mais c'est très bien tout ça! »
P. bondit, récupère le numéro 9 et laisse toute la famille en plan auprès de la borne inutile.
Le petit enfant a presque un peu exagéré en disant que son vélo marchait – un peu, parce qu'aux meilleurs tours de roue la machine avance assez bien, et épargnera peut-être une heure de marche à notre héroïne harassée. Mais précisément il lui est interdit de ralentir. Si elle relâche quelques secondes entre les voitures arrêtées la pression sur les pédales, si elle tente de se frayer un chemin à moindre allure entre les passants amassés, elle manque de dérailler – ou du moins, la chaîne cesse de s'engager naturellement là où naturellement elle s'engage, et la trajectoire se dédouble, un peu à droite, un peu à gauche, selon que le poids du corps se distribue plutôt d'un côté que de l'autre.
Eh bien elle ira vite. C'était l'idée n'est-ce-pas?
Pour sûr elle n'aurait pas dû mettre ses lunettes et se rendre du même coup aveugle. A contresens et sur une roue, elle traverse la rue du Renard. Pourquoi vont-ils toujours tout droit, quand elle voudrait aller à gauche?
Dix heures, rue d'Ulm. Elle descend et agite au ciel ses boucles blondes pleines de gel.

lundi 26 novembre 2007

faut pas pleurer

J'ai trouvé un Vélib'!

par Perséphone



Jour 1 Le film burlesque

P extrait un orteil précautionneux de sa couette en plumes moletonnée. Sur les hauteurs de Belleville le vent se fraye un chemin sans peine jusque dans les intérieurs étudiants, et comme on le sait, mercredi matin, c'est latin, alors l'enthousiasme à issuer du précieux réduit retombe avant que d'être né. L'orteil hésite. Dans la cuisine l'odeur du café Franprix, les remuements délicieux des préparatifs du petit déjeuner sont une invite irrepoussable.
Mercredi matin, c'est latin.
C'est autre chose aussi, mais P l'ignore puisqu'elle ne lit pas la presse. Mercredi c'est chaos social, et donc, corollaire inévitable de l'entrée dans l'hiver (huit degrés: gla), c'est trafic nul sur la ligne 11, entre Châtelet et Mairie des Lilas. P engoncée dans son manteau à larges plis s'en fiche et compte sur les doigts de sa main gauche le nombre de stations Vélib' qui s'échelonnent de sa cuisine à la station Belleville, trois cents mètres plus bas:
« Rue des Pyrénées, ça fait un... euh, rue Piat, deux; deux, et puis de toute façon il y en aura en bas, ils descendent tous la rue, ces marioles, et ils laissent les vélos en bas; donc ça fait trois. Tacite à dix heures sans problème! »
Les jours de grève la surpopulation du métro devient hétéroclite. Autrefois un Américain m'avait confié à l'oreille que les rames de la RATP étaient d'étranges étuves sensuelles; il est probable qu'il entendait par là autre chose que ce qu'il disait, car il n'y pas d'endroit en ce monde où l'on ait moins l'air de se divertir en se frictionnant les reins mutuellement (- souvenir des grèves 2002). Sur le quai s'entassent un contrebassiste, deux Chinoises, et toute une garderie mie-partie en landaus, qui nous transporte vaguement dans les abris anti-atomiques de la bataille d'Angleterre. P opte pour un repli stratégique par les escalators en panne, et lorsqu'on l'interroge
« Oh non, trop de monde, c'est la grève, vous savez,c'est très angoissant. »
Allons-y donc à pied puisque c'est rigolo. Evidemment P se trouvait très originale d'avoir songé aux Vélib' qui sont un moyen de transport rapide et économique – c'est l'abasourdissement complet quand elle en surprend deux, puis trois, puis d'autres encore attachés aux barrières, aux lampadaires et aux cafés par de puissants verrous, en prévision de la ruée du matin (qui est finie depuis une heure); il y a donc eu des gens pour payer toute une nuit de location qu'ils n'ont pas mise à profit, et s'accaparer ainsi un service qui, rappelons-le – indignation subite – est municipal, communautaire, et démocratique, bouârk! Et à Couronnes, est-ce-que...?
A Couronnes non. S'ensuivent les premières frémissements. Comment être dix heures chez Tacite, alors qu'en hordes mornes les Parisiens de l'Est se dirigent vers le centre, encombrent les trottoirs, les rues et la chaussée; alors que les camions comme délivrés du bon sens défoncent les poubelles au moment où l'on passe; alors qu'entre les étalages serrés de pastèques chinoises et de courges les vélos circulent en toute liberté? Un autre latin a écrit sur cette stupeur de la ville qui va être assaillie, c'est Tite-Live et c'est Rome, et nous, sur nos trottoirs empopulaciés, nous sommes les Gaulois et nous allons vers la Curie.
La marche c'est amusant mais en général c'est l'été, et P aime se sentir maîtresse de ses déplacements, c'est pourquoi, tout obnubilée par les reflets chrolophylle des plots à Vélib' en état, elle court vers République, elle court vers les Arts et Métiers, et toujours rien, mais des rangs de plus en plus denses de Parisiens nerveux et peut-être mieux informés – là! Rue du Renard. Un vélo. Bien sûr personne ne connaît la rue du Renard, à part les trois morveux qui vont travailler à la BPI les jours de semaine pour s'envoyer des mimiques lascives; hop, technique Vélib', on pianote, on enfourne,on décroche, maîtrise de l'objet et du matériel, les pans du manteau déployés en grande queue, et c'est parti pour huit centimètres – jusqu'à ce qu'à la réflexion, un Vélib' sans chaîne, non vraiment, ça ne suffit pas. Par fierté P refuse de le fixer au plot dont elle l'a ôté. Elle ira plus loin. Elle maîtrise. Sur les trottoirs comme tout à l'heure, mais avec vingt tonnes de ferraille, elle court vers le Quartier Latin.
Jour 1 – soir
Mercredi matin, latin. Qui a dit cela? On ne lit pas de latin quand la Sorbonne est occupée. Mais on veut bien rentrer sous une couette moletonnée qui offre contre le froid une barrière illusoire et néanmoins moelleuse. Pour cela rien de plus simple: ce matin à dix heures, est-ce-que toutes les bornes près de la Sorbonne n'étaient pas abondamment pourvues en Vélib'? Est-ce-qu'elles n'étaient pas vertes commes les feuilles du Palais-Royal dont Desmoulins a fait des cocardes, les enseignes de l'espérance et de la réforme des coeurs?
Paris raisonne d'un seul bloc. A dix heures tout le monde veut le cinquième, à vingt-et-une on veut Belleville: les bornes sont vides ou défoncées. Rue d'Ulm, rien. Rue de l'Estrapade, rien. Rien Cujas, rien. Rue des Ecoles, rien. Rue de la Sorbonne, rien. Rue Lagrange – ah! rue Lagrange. Une loupiote. Les gestes, gourds, les yeux, brouillés des larmes du grand froid – agir vite, avant qu'un touriste, un étudiant... Non, finalement, personne n'en veut de celui-là, et P sera seule à y fixer son bagage avec l'exultation du triomphe, de la jeunesse et des grands soirs!
Glong.
Glong.
Glong.
Serait-ce donc que la roue avant est crevée?
Glong
Se débarrasser de ce machin ridicule.
Glong.
Il suffirait que la doublure du manteau se prenne dans la chaîne...
En allant vite on résout souvent des problèmes – glong glong glong – non on les crée et les multiplie, et sans doute qu'en plus de n'avoir qu'une roue la machine déraillerait, et voici la mort pitoyable au milieu d'une avenue écrasée par un bus (pas de bus. Par un autre Vélib'. Par une poubelle.)
Une borne rue du Temple. Le sens oublié des découpages naturels de la ville de Paris s'éveille au fond de sa cervelle gelée: rue du Temple – République – maison, lâchons cette charriote de cirque et prenons-en une autre; cela brille, cela brille rue du Temple, tout vert comme les Rameaux, comme les eaux des rivières de France, comme les sous-bois dans la rosée matutine; le vélo reposé, il ne s'agit que de taper un code, mystère et lien organique de la borne à elle, qui lui dit qu'à sa gauche – UN FICHU NAIN EST EN TRAIN D'EMBARQUER LA DERNIERE BONNE BECANE. Un blond:
« Mauvais état... Ils font grève chez Delanoë? »
Vingt mètres plus loin glong glong glong. Le blond a pris mon vélo.

jeudi 22 novembre 2007

Perséphone will soon come back

je vous laisse le temps de digérer les déchets, puis je vous balance 3 chroniques de Perséphone.
J'ai eu la honte à pleurer de rire dans la salle informatique.

jeudi 6 septembre 2007

101ème message !! by Perséphone

encore un peu quand même, j'ai eu un arrivage frais, ça va faire plaisir à Dodinette



Mais les Bataves ne jugeaient pas la partie perdue...
(B. Bennassar, Histoire du Brésil)


Presque depuis l'adolescence, Gabriel Ardalianovitch avait été tourmenté par le sentiment continuel de sa médiocrité en même temps que par l'envie irrésistible de se convaincre qu'il était un homme supérieur.
(F. Dostoievski, L'Idiot, Quatrième partie)


Telefon, Herr Schmitt
(la langue allemande accessible à tous, leçon 3)


... tel est Job le Moine, qui cède, bien que nonagénaire, aux charmes d'une prostituée alexandrine, l'assassine pour tenter de cacher sa faute, puis se retire au désert pour faire pénitence et y atteint la plus pure sainteté.
(A. Ducellier, Les Byzantins, Histoire et Culture)


« Eh bien, repris-je, les jeunes gens m'ont jusqu'à présent paru être plus intéressés qu'intéressants, plus occupés d'eux que de nous; mais ils sont, à la vérité, très peu dissimulés: ils quittent à l'instant la physionomie qu'ils ont prise pour nous parler, et s'imaginent sans doute que nous ne savons point nous servir de nos yeux. »
(Balzac, Mémoires de deux jeunes mariées)


Kris and Dano and Morgan were in that early-twenties stage when they just paged their girlfriends to announce when they were dropping by after practice to have sex.
(Tad Williams, The War of the Flowers)


... et j'exerçai ma vengeance sur de pitoyables poulets rampant dans la poussière
(Nath. P, les Mots d'une existence)


Le chi est distordu dans les pièces en L
(Maître Brown, Pratique du Feng-Shui)


Ecoute pour la France, République de bronze, la réponse de la vieille nef glorieuse: « Ici Paris, Honneur et Patrie »
(A. Malraux, discours du 4 septembre 1958)


Poussés par le besoin dans les opulentes plaines lombardes, ils s'y précipitèrent avec un mépris superbe de la mort, hurlant et gesticulant, agitant leurs corps laiteux et leurs fauves chevelures devant les Etrusques épouvantés.
(A. Hus, Les Etrusques)


L'histoire de la culture betteravière sous l'Empire, enfin, est la plus chargée qui soit de mythe et d'exagération.
(L. Bergeron, L'Episode napoléonien I, Aspects intérieurs )


Si vous êtes des poulpes, fallait nous le dire!
(Laura Trêve sic, TF1 Election des Miss France )


A l'occasion d'une étape dans une paillote, le comte ne put se résigner à accepter le repas proposé par son hôte: un demi-singe et un ragoût de fourmis, les nourritures les plus délicates que l'on pût offrir, assurait le bonhomme, et il passa une nuit d'horreur, persécuté par les cafards.
(Récit du périple de dom Pedro de Almeida, comte d'Assumar, in B. Bennassar, Histoire du Brésil)


Prends ton string et casse-toi!!
(Diam's, « Confessions nocturnes »)


Le string est un fantôme civilisationnel.
(Nath P, les Mots d'une existence)


... il fouille une parcelle de gypse, y aperçoit une empreinte et vous crie: voyez! Soudain les marbres s'animalisent, la mort se vivifie, le monde se déroule!
(Balzac, La peau de chagrin )


On dit parfois que la civilisation et la syphilis marchent ensemble: cependant le Brésil s'est syphilisé avant de se civiliser.
(Gilberto Freyre, Maîtres et esclaves )


On pourrait faire de moi le stéréotype de la petite brune cruchasse et plantureuse.
(Nath P, les Mots d'une existence )


Nos fesses, enclume de l'âme, étaient à leur disposition.
(E. Mension-Rigau, L'enfance au château)


Aux yeux de Bettina, même un éternuement pouvait passer pour une déclaration d'amour.
(Milan Kundera, L'Immortalité)


Son corps mince et musclé était bronzé, frôlant la perfection d'une tartine au beurre de cannelle.
(C. von Ziegesar, Gossip Girl, Je veux tout, tout de suite)


Bonne année, bon plancher!
(Cours de rock: Eudes)


En fait, la poterie badarienne, par certaines de ses formes comme par la façon dont sont traitées ses surfaces externes - « ridées » (rippled) ou « peignées » (combed) – se rapproche beaucoup de la céramique de la fin du Néolithique soudanais etdu Groupe-A de Basse-Nubie.
(J. Vercoutter, La Vallée du Nil, vol. 1)


On note parfois dans les tombes la présence inexpliquée de corps sans tête, et de têtes plus nombreuses que les corps.
(id.)


Il faut le dire: on ne peut pas soigner toutes les prostates.
(A. Resnais, Coeurs)


La vie, c'est nul et après on meurt. C'est peut-être ce que Sartre avait voulu dire, en fait, dans Huis clos.
(C. von Ziegesar, Gossip Girl, Vous m'adorez, ne dites pas le contraire)


Je m'appelle Sousckil, c'est mon totem scout. En fait [ton didactique] c'est un petit écureuil d'Europe de l'Est. [...] J'ai un ami qui s'appelle Mouflon.
(W. P.)


David Lynch est un artiste de l'understatement. Le schéma mental dominant, le contexte psychologique de base sont toujours les mêmes: des situations incongrues, auxquelles les personnages ou modèles qui les vivent réagissent plus incongrûment encore. Un trou dans la tête? J'y mets le doigt. Un poisson mort? J'en explique le mode d'emploi.
(O. Séguret, Libé 3-4 mars 07)


Waw! Tu le savais, toi, que le mec qui a fait le code civil, il était homo?
(A. K., un dimanche matin)


Le paysage est acte de liberté; il est une poésie calligraphiée sur la feuille blanche du climax.
(J-R. Pitte, « GRAVE DANS LA PIERRE »)


Mais si! Jean-Louis Trochu, c'est le mec qui a défriché deux cents hectares de lande à Belle-Île-en-Mer en 1807!...
(A. K., un lundi soir)


J'ai un cours sur la toxicologie des lichens...
(Zizule, inspirée)


Michaux note que le mot « m... » garde une valeur certaine de démoralisation et d'effondrement. (Passages, p.171) [cité par le Gradus]


Le 21 avril 2002, porté au second tour par vos suffrages, je vous avais dit: « N'ayez pas peur, entrez dans l'espérance! »
(J-M Le Pen, prospectus de campagne)


Les chats sont des saloperies inamicales, et peut-être fascistes. Les chiens et les chevaux sont des andouilles: tu ne peux rien en tirer en sculpture. Le seul animal ami de l'homme est l'aigle des Pyrénées.
(Malraux, L'Espoir)

lundi 23 juillet 2007

Continuation longtemps retardée de notre série sur les élites françaises:

Il me semble – et j'ai développé souvent cette idée dans les après-dîners brumeux de ma khâgne et de l'année suivante – que les êtres humains se distribuent entre quelques types relativement peu nombreux, et dont ils s'efforcent, à mesure qu'ils avancent en âge, de copier plus rigoureusement les traits principaux et les tares conséquentes. On reconnaît aisément dans la rue, grâce à la fréquence de ses déambulations, le boulet don-juanesque auquel n'importe quelle Parisienne d'apparence comestible aura eu l'occasion de se frotter. Autre habituée de nos trottoirs parisiens, la pouffe, individu d'élite dont la démarche aérienne est copiée servilement, derrière elle et sur ses côtés, par de fières armadas de jeunes filles dont la technique et le look demanderont encore, pour la plupart d'entre elle, quelques années de préparation. Ces types humains – et combien d'autres – on les repère, on les cite fréquemment, et, pour peu qu'on soit employée comme pigiste sur le blog de Zizule, on leur casse du sucre sur le dos à longueur de chroniques.

Mais il existe un autre type que personne ne se soucie de cataloguer, ou même d'identifier. Il abonde pourtant sur les allées du Boul'Mich', et son odeur caractéristique, son air hagard et ses hardes salies en font une proie de choix pour le touriste qui, plus sagace que le Français de souche, piste l'étudiant-Sorbonnard et sait le débusquer. Il ne se trompe que sur une nuance subtile. Ne peuvent se promener, l'air vide et la face ennuyée, passées six heures dans le Quartier Latin, que les jeunes gens logés sur place; au vu des prix de l'immobilier dans le cinquième arrondissement, et du peu de commerces pour le rendre attractif, on peut parier que ces bestioles dont l'errance lugubre au coin des rues du centre déroute le chercheur, sont des normaliens, et qu'ils s'acquittent envers l'Etat, plutôt que d'un loyer, de la somme raisonnable de 250 euros tous les mois, pour avoir le droit d'habiter une chambrette dans les hauteurs de la rue d'Ulm.

Continuons l'analyse. L'être pouilleux se hâte d'intégrer la première librairie qu'il croise, comme un pervers sa boutique fétichiste. Il est fort peu probable que ses études l'aient poussé vers les mathématiques pures ou le touillage des molécules; c'est donc qu'il fait profession de lettreux, et qu'il épuise déjà, chez Gibert ou chez Compagnie, les maigres rentes que lui alloue le ministère pour se constituer une culture, avec l'espoir un peu grotesque d'obtenir sans trop se fatiguer cette chose que l'on nomme (ou plutôt que l'on ne nomme jamais, pour ne pas attirer sur soi la malchance), l'agrégation. C'est son obsession première et indéracinable depuis le jour où il est entré à l'Ecole, et où il lui est apparu que son destin, c'est la galère au service de vieux morts. L'agrégation est un concours difficile, de l'avis de tous vraiment abrutissant, mais la seule garantie dont disposent tous ces gens d'avoir un jour les sous pour nourrir une famille. Or, des familles, il s'en forme, puisque les mariages précoces sont un des fléaux routiniers de la vie normalienne, conséquence sans doute d'éducations trop rigides ou de lectures mal orientées. Toute mon action démoralisante n'a rien pu y changer.

Ce que nous prenons, nous promeneurs alertes et heureux d'exister, pour des épouvantails décrochés de leur support, ce sont donc des enfants (ils ont vingt ou vingt-deux ans) que l'on saisit entre deux périodes particulièrement intenses de bachotage idiot. Le normalien A/L naît de la conjonction entre la khâgne classique (outil des classes supérieures pour perpétuer le latin comme langue de communication) et la réussite à un concours, opportunément nommé concours A/L, ou concours littéraire A, ce qui sous-entend qu'il y a un concours littéraire B, mais ça n'est pas mon propos. Ce concours a une justification principale: il donne une raison d'exister à quelque mille ou mille deux cents khâgneux, qui sont les restes décharnés de ces très bons élèves que nous rencontrions au primaire, effondrés sur les marches de la cantine à lire Georges Chaulet ou leurs cours de grammaire, et qui se prenaient, avec la régularité sublime des cycles de l'Univers, la pluie, la rotation des saisons, le défilé des heures dans le sein des journées, des coups de pied au visage de la part de gros lourds qui les traitaient d'intellos. Réfugiés très jeunes dans la littérature, seul refuge à leur angoisse devant les mystères de la vie sociale, ils s'y sont constitué par imprégnation et parfois par passion réelle un répertoire de citations qui, au moment d'affronter les gorgones de l'oral du concours, trouve un emploi nouveau et heureusement rémunérateur.

Les soixante-quinze khâgneux qui chaque année font fructifier leur apprentissage en franchissant les portes de l'Ecole croient quelques heures qu'on va désormais leur foutre la paix. Quand ils croisent par hasard leurs anciens camarades (retrouvés sur Facebook ou dans les malles poudreuses qui contiennent les photos de classe), ceux qui les bourraient de baffes à la récré de dix heures, et qui sont devenus garagistes ou travaillent dans la pub, ils les toisent sans pitié et songent avec délices à la carrière glorieuse qu'eux vont décidément emprunter. Ils s'imaginent aussi qu'après avoir fourni deux, trois ou quatre ans d'efforts continus pour être admis dans le saint des saints, qu'après avoir lu ou relu la Critique de la faculté de juger, les œuvres complètes du marquis de Sade (en Pléiade depuis la rentrée 1990) et quelques tomes dépareillés de la NHFC (Nouvelle Histoire de la France Contemporaine) , ils ont suffisamment prouvé leur nature supérieure, et que tous ensemble leurs parents, leurs condisciples des khâgnes du Quartier Latin et les vieux profs de la Sorbonne vont s'incliner devant leurs mérites juvéniles. L'agreg? Une blague. Il suffit désormais de se payer de mots. « Je suis normalien » vous dit le jeune admis avec des flammèches dans le regard, pour signifier que quelles soient ses intentions ou ses désirs, le cinéma, la politique, l'élevage des dindons, tout lui est désormais permis et les laquais de l'Elysée vont bien sûr s'incliner.

En vérité il n'en est rien. Au bout de six mois de glandouille le jeune A/L comprend que les diplômes de l'Université, même ceux du premier cycle, s'obtiennent à force de travail; que les interlocuteurs si divers auxquels ils recasent le « Je suis normalien » restent au mieux poliment surpris, et ignorent sans la moindre honte les démarches et le protocole que cette annonce devrait générer; que, normalien ou pas, premier ou pas, sans agrégation l'existence sociale du lettreux est réduite à à peu près rien. Alors ils commencent à bûcher et à redouter, d'un côté les 6èmes des cités de la banlieue Nord qu'on leur agite à la face comme le châtiment nécessaire de leur appétit pour les lettres, de l'autre les heures solitaires de la rédaction d'une thèse, qui privent ces malheureux de leur virées ciné et ne les assurent seulement pas d'obtenir une affectation décente.

Voilà pourquoi descendent tous les jours, depuis leurs perchoirs qui dominent le Panthéon, les normaliens A/L vers le Boulevard Saint-Michel; et ainsi à la fraîche vous les verrez ruminer, moroses et ralentis, les quelques vagues raisons qu'ils ont encore de se sentir supérieurs:
« Ben quoi, chuis normalien, hein! »


Perséphone

mercredi 27 juin 2007

Perséphone et... le Militantisme de terrain

Vous avez sans doute croisé un jour, en sortant du métro, en vous pressant à vos achats dans le Quartier Latin populeux, de ces pauvres hères qui distribuent des papiers en bafouillant des trucs. Evidemment l’observateur saura les distribuer en trois catégories :
- le vendeur de journaux gratuits, qui, vers les 7h30 du matin, parce qu’il fait froid, parce que la route est longue, parce que Bernard Werber est encore resté dans le salon, parce que la gratuité elle-même, dans nos sociétés marchandes, passe pour un des visages de la convivialité, de la chaleur humaine, de l’amour de l’Autre ;
- le diffuseur de prospectus (restaurant indien, épilation, Scientologie) : Homme-Chose, rouage de la machine capitaliste qui vit de publicité et d’information ;
- le militant.

Pour peu que le train de 7h38 soit sur le point de vous passer sous le nez, vous n’étudierez pas plus avant ces intéressantes distinctions ; mais prenons le parti, nous qui – lecteurs ou rédactrice de cette chronique, avons du temps à perdre – d’habiter pendant un instant cet être vain qui, lorsque vous empoignez la rampe avec férocité pour mieux vous propulser dans la station bondée, s’essaie à vous barrer le chemin en murmurant :
« Elections législatives !... »
Il faut voir que le militant n’a pas été mis sur cette terre que pour incarner les misères de l’engagement politique. Combien de fois, en effet, n’a-t-on pas entendu des passants pleins de compassion s’exclamer devant notre pitoyable assemblée :

« Ah ! vous avez bien du mérite ! ça n’est pas facile ce que vous faites ! »

Ce genre de sentences moralistes (qui partent du cœur, je pense ; et d’ailleurs ce sont des femmes qui les prononcent en général, et tout le monde sait que femme=charité=tendresse) accrédite l’opinion commune que les militants (et singulièrement les militants socialistes) sont une espèce marquée par Dieu, qui expient toutes les semaines dans les rues battues par le vent, la pluie et les casseurs de l’UNI, on ne sait quelle faute originelle. Les tracts qui, à la moindre averse, leur poissent les doigts et déteignent sur leurs manches de chemise, sont l’expression visible de cette souillure, un peu comme les syphilitiques, sur les gravures de Hogarth, portent en ornement sur le nez de grosses taches marronnasses qui les signalent aux mères prudentes, aux jeunes filles chastes et aux banquiers.

L’inutilité de ces actions, tout le monde l’a bien perçue. Elle ajoute simplement au sacerdoce du militant, qui, puisqu’on récompense rarement son fanatisme au service de la Cause, aime à se représenter (dans les pots d’après-tractage) écartelé et déchiré pour ses idées – j’imagine ainsi sainte Blandine, au moment où les lions portent le premier croc dans sa blanche poitrine ; et ainsi tous les matins, au sortir des métros, sur les marchés et dans les facs, les martyrs de la Chrétienté vont au devant du Peuple et lui répètent sur un ton languissant :

« Elections législatives !... »

Il n’est pas anodin d’ailleurs que le mot « christique » soit si couramment employé dans les réunions de campagne. Le visage du Sauveur se surimpose au nôtre dans les équipées les moins redoutables : X a tenu dix heures un bureau de vote du 5ème malgré les fourberies tibéristes, Bidule passe trois heures tous les soirs à négocier avec ses contacts de Sciences-Po, d’autres ont pris leur café Place Monge, comme de vrais prolétaires, parce qu’ils devaient être sur place au plus tôt : leur dévouement est proprement christique. La byzantiniste déchue que je suis n’a pas de peine, au demeurant, à déceler le parallèle entre nos combats de chapelle et les grandes luttes christologiques du IXème siècle : le Christ était-il un ou double, le socialisme est-il multiple ou fédérateur, y a-t-il des hérétiques et faut-il les brûler ? Le militant est philosophe quand il achève de se geler sur les marches de Censier pour parler aux faqueux : alors il se construit comme pur par rapport à l’Impur, et cette dialectique de l’exclusion fonctionne à plein au sein de la section : au terme des réunions le Pur traverse la salle foulant les ruines sanglantes des idéologies abattues, dans la rue il s’offre au monde et l’inonde de sa sève. Mais le monde, que la rue Saint-Jacques symbolise idéalement, s’en fout pas mal.

C’est le drame du militant : il est convaincu et personne ne lui en tient rigueur. Je veux dire qu’il aimerait de temps en temps susciter un peu la controverse, d’abord parce qu’on lui a dit que c’était dans la discussion que les arguments s’affûtaient, comme on trempe l’acier dans l’eau pure, ensuite parce que pour exister, il faut bien s’affirmer comme Autre (mais si, mais si). Mais personne n’imaginera d’aller matraquer un gars parce qu’il est social-libéral ou qu’il défend la taxe Tobin. Quoiqu’il y ait dans les facs des gens spécialement appointés (Dieu sait pourquoi, nos universités parisiennes sont remplies de fascistes) au collage d’affiches vengeresses (« Pas de gauchistes dans nos amphis ! ») ; mais sur le marché Maubert, qui n’a jamais été, je vous l’accorde, un haut lieu de la circulation des idées, la ménagère empoignera son poireau et ne se souciera pas dans l’enfourner dans la bouche ébahie du militant qui la côtoie. Elle l’ignore. Il est juste là et il fait un peu laid dans le paysage, mais il ne dérange pas.

Les seules discussions que sa présence soulève sont généralement stupides et/ou embarrassantes. Mettons que la protagoniste se soit postée, un jeudi soir vers six heures trente, à la sortie du métro Cluny (sachant que la Sorbonne est à 200 m, c’est particulièrement mal joué, mais bon, c’est son problème). Son look de gauche (cf. texte antérieur) part à vau-l’eau, alors elle porte une robe à paillettes style poule géante du music-hall. Dans sa main gauche les tracts récents de la campagne des législatives, qu’un vieillard névrotique a tout droit ressorti des présidentielles de 81 : même logo, même plaquette, et les mots d’ordre n’ont pas beaucoup changé ; mais à France éternelle solutions éternelles, hein. La méthode du tractage est à peu près acquise, surtout depuis qu’elle a visionné cet épisode de Desperate Housewives où Gabrielle vend des voitures sur une plate-forme de supermarché : sourire, déhanché, classe. Comme depuis un quart d’heure un vieux schnoque l’asticote, elle doit se retourner pour lui flanquer un gnon ; et au retour elle retend le bras en soufflant :

« Elections législatives !... »

Manque de bol : ça n’est pas un vieux schnoque, mais pas loin ; c’est son ennemi juré, Machin, dont elle a pourri toute la khâgne, et qu’elle évite dans les couloirs de Paris-IV comme un cadavre putrescent ; évidemment Machin a le droit de prendre son métro où il veut. Il tient sa revanche, ce gros fourbe. À ses yeux la politique est bien une affaire de femmes. Il ouvre une large bouche pleine de dents aiguisées et lâche :

« Alors, c’est un bon coin ? Il y a beaucoup de monde ? »

La protagoniste, qui manque d’esprit d’à-propos, esquisse une moue idiote et mise tout sur l’aspect grosse poule : « Euh, ouais, ouais, c’est sympa, pas mal », avant de percevoir l’aspect odieusement grivois de la remarque de l’autre. Et lui s’en va en s’éventant de son tract.

Conclusion :

un militant ne convaincra jamais personne, mais il peut se lancer, par des rencontres inédites, sur les scènes des grands cabarets parisiens. Qui a parlé de politique-spectacle ?

jeudi 24 mai 2007

Comment j'ai découvert mon look de gauche

La France change. Les limites s'estompent. Les chercheurs en sciences humaines ont fort à faire à épier les fluctuations identitaires de notre époque. Et s'il y a pourtant une chose qui ne change pas, c'est le look, et ses implications multiples dans notre vie spirituelle, morale, politique.

Jusqu'il y a peu j'avais un look de bourgeoise. Gradué, bien entendu. À quatorze ans j'ai arboré, comme toutes les filles de mon milieu , la jupe plissée, généralement bleu marine, sur imposition maternelle. J'ai tenté de dégager bien des années après les faits la symbolique de la jupe plissée. Il semblerait que pour nos parents le pli et l'aspect radicalement informe de la jupe ait représenté l'esprit New Age. Petit problème de décalage générationnel: pour l'adolescente des années 2000, la jupe plissée incarne surtout une forme de chic consensuel très éloigné des festivals de rock et de débauche – d'où, nécessairement, angoisse. Mais tout change, l'emprise de l'aïeule se relâche, le grand souffle de l'indépendance emporte l'étudiante installée à Paris...

Ces derniers mois le phénomène s'était fait plus insidieux. Plus de jupe évidemment, qui veut montrer ses mollets à la foule en délire des universités parisiennes? Mais il s'est fait dans mon style une sorte de combinaison mystérieuse, un alliage de couleurs sucrées, surimprimées de perles et de design strict, qui ont pu aligner sur ma silhouette un type moral assez répugnant. D'abord on m'a crue agrégée (heurk). Ensuite on m'a parlé de l'ENA (mais je crois que c'était une blague). Puis est venu le grand tourbillon médiatique de l'élection présidentielle.

Vous avez dû lire le numéro d'Elle daté d'il y a un ou deux mois. À le reprendre je contaste qu'il donnait toutes les clefs à la femme engagée face aux débats de société.

Faut-il porter son sac à l'épaule ou à la saignée du coude pour être altermondialiste?

- Vous êtes altermondialiste? Portez-le à l'épaule, vous aurez plus d'amplitude pour agiter des banderoles.

- Vous êtes fanatiquement libérale? Portez-le au creux de la main; qui a besoin d'autre chose que sa carte bleue?
- Vous n'avez aucune opinion? Comme Pascal avec son pari, osez vous laisser aller au hasard; saisissez votre sac, rectangulaire de préférence et maniable, et déposez-le où l'instinct vous porte, vous découvrirez dans l'instant si vous votez Bové ou Philippe de Villiers.

Telle était la substance de cet article d'Elle.

Je savais parfaitement sur qui allait porter mon suffrage, au point d'en faire – je pense que c'était agaçant – une sorte de grand manifeste; au moment de sortir le lait du frigo: « Je ne prends plus que les marques écolos », de tenir la porte à un vieux: « Il faut penser aux retraites populaires », d'ouvrir un journal grand public: « T'as vu la tronche à Sarkozy?!!! ». Cette réitération perpétuelle de mon identité politique me semblait suffisante.

Eh bien, non.

Le lundi 7 mai je m'effondre en pleurs dans le hall de la Sorbonne. Un comparse de mes cours d'histoire me rattrape par le coude. « Qu'est-ce-qu'il y a? Tu viens de perdre ton portable? ». Je lui rends un regard noyé. Et là, il s'interloque: « Ah bon? T'es de gauche? ».

Six mois d'engagement militant et singulièrement verbeux n'avaient donc pas suffi à me reconnaître du Sorbonnard moyen. Mais ce n'était que le début d'une longue série d'avanies. Trois jours plus tard je suis aux Presses Universitaires de France, où je suis escalavagisée à la rédaction des notices . Mon contact dans la place, Philippe P., me fait très bon accueil. Dans la voiture pourtant, quand son père me ramène vers le Quartier Latin où sont mes pénates d'élection, j'entends des discours effrayants: « On va attendre l'été pour faire passer la décision en force... Oui, si on les laissait faire, les gauchos, on ne s'en sortirait plus! On va faire reprendre la bibliothèque par une fondation privée... » Je tique. Ils pensent ce qu'ils veulent, les chers amours; ils m'ont bien trouvé du travail; mais ne pourraient-ils pas garder leurs idées pour les moments d'intimité?

Je passe l'après-midi en cogitations. Le soir, au bal de l'Ecole, Philippe P. me reçoit au détour d'un buffet. Je me plains de je ne sais plus quelle entrevue avec un banquier sarkozyste. Sourire figé. « Euh... tu veux dire que... t'es de... Waw, j'aurais jamais cru. »

Sentiment de vague déception. Philippe P. exprime cette triste vérité du même ton qu'il dicterait à sa secrétaire les termes d'une rupture de contrat - « Mlle X n'ayant pas correspondu au profil recherché » - ou dont une étudiante discuterait avec sa voisine des déboires sentimentaux d'un ami. « Machin a quitté Louise?!!! J'aurais jamais cru! Ils allaient si bien ensemble... » Apparemment Philippe P. voit mon fantôme s'éloigner de lui à mesure que j' acquiesce. Ben oui, je suis de, mais ça ne se voit pas.

Je ne reviendrai pas sur les confirmations successives que j'ai eues de cet état de fait: j'ai un look de bourgeoise. Une seule étape m'intéresse maintenant: l'action.

Mais on ne revient pas sur quatre années d'indépendance vestimentaire sans douleurs ni hésitations. Plutôt que de me contraindre moi-même à hanter les étalages de Pimkie j'y délègue ma mère, sur qui, au moins, la faute pourra tomber plus tard. J'ai une idée assez vague de ce que peut être un look de gauche. Il me semble qu'il faut porter des pantalons taille basse qui laissent entrevoir des sous-vêtements pour gamines – pour prouver qu'on n'a pas perdu ses idéaux de jeunesse, ou je ne sais quoi.
J'aimerais arriver à un compromis.
Le pantalon, je m'arrangerai, mais les sous-vêtements resteront un secret familial. Ma mère revient les bras chargés de sacs siglés: apparemment elle a perdu le chemin des magasins à minette, elle s'est arrêtée chez ... . Je suis sommée d'enfiler une sorte de jogging qui m'arrive aux genoux. Comme elle a toutes les fantaisies, et une notion assez fantasque du style, elle me dit que porter des boucles en argent avec cette espèce de tapis, c'est le comble du négligé-chic. Je pense l'étouffer dans son cabas en plastique, puis je me rappelle que dans quelques jours, je vais devoir distribuer des tracts ronéotypés sur les marchés du 5ème, et que j'ai tout intérêt à avoir le look correspondant. J'obtempère.

Le soir le pantalon est trempé. Evidemment il a plu et à force de serpiller le sol, mon nouvel accessoire design a un peu perdu de sa fraîcheur! Mais il est fièrement de gauche.

Le lendemain ma mère rembarque certains petits hauts qui m'ont l'air tendancieux (dans l'intervalle j'ai perdu le numéro d'Elle et je ne sais plus s'il faut avoir le col échancré ou tolérer le jabot synthétique si l'on veut être ségoléniste). Deux heures plus tard elle revient avec un imper, aux « sept huitièmes » selon son jargon érudit, et qui, à mon avis, fait très grognasse du quartier de l'Odéon. Mais il paraît que c'est jeune, et comme les jeunes, jusqu'à preuve du contraire (on peut consulter les résultats du second tour par tranches d'âge et par groupements sociologiques), c'est la gauche, autant oser. Enthousiasme. « Tu as totalement la fashion attitude! ». Je ne vois pas de quel réconfort cette belle nouvelle sera aux dirigeants du PS, mais les raisons d'espérer sont si maigres en ce moment, que, vraiment, c'est peut-être cette veste qui fera la différence.

Je me présente dans cet appareil à Cécile G. La discussion passe par toutes sortes de chemins bizarres, et j'en viens, à un moment, à lui confier mon admiration passionnée pour le couple Bacall-Bogart, l'incarnation du style dans le show-biz des années 50, la clope de Bogart, les robes de Bacall, le rêve hollywoodien, le Grand Sommeil, etc. Et là, Cécile se récrie: « Mais ouais, avec ce trench-coat c'est tout à fait ça! Tu as tout à fait le bon style! » Je me rengorge. « Tu ressembles vachement à Humphrey Bogart! »
Bon.Certes. Il était peut-être de gauche.


Conclusion: les législatives sont très mal parties, mais mon look, lui, a eu une floraison insoupçonnée. L'avenir idéologique de la France n'est pas encore bouché!

Perséphone (mai 2007)

lundi 9 avril 2007

week end by Persephone

Je suis globalement un être détestable, c'est pourquoi cette nuit, au lieu de songer aux destinées de l'Empire d'Alexandre ou de conjuguer des verbes latins, je me déhanchais en K-fêt.

Qu'est-ce-que la K-fêt? t'écris-tu épouvantée (ou pas. Peut-être lis-tu ce mail cernée d'une tonne de vieux pneux, peut-être mâchouilles-tu un kiwi pour ton dessert; bref, peut-être que tu t'en fous).

La K-fêt, c'est le haut lieu des débauches nocturnes de l'ENS. Rien à voir avec le RU Port-Royal où les matheux exposent leurs mollets velus. En K-fêt les murs dégoulinent d'uns sueur malsaine, celle du vice, de la bière, de l'angoisse de la nuit qui ne s'achèvera jamais, bref tu vois ce que je veux dire.

Que traînais-je dans cet antre putride?

C'est que j'avais décidé d'organiser, pour mes amis khâgneux (j'en ai encore: un confort moral extraordinaire), une petite sauterie de fin de concours blanc. Je pensais ramener tout le monde chez moi autour d'un pot de Nutella.

MAIS
1/ ma colloc voulait pas

2/ Mr X, l'être le plus récurrent du monde, s'est empressé d'apprendre la nouvelle, de la répandre, et de s'inviter, le tout sur Internet. Dieu merci! j'en ai été informée et j'ai pu contrer la menace.

J'ai donc délocalisé, avec l'espoir secret que Mr Dingos complètement naze viendrait se casser le nez à ma porte dans l'intervalle.

J'avais appris que l'Ecole était pourvue d'une sorte de lieu souterrain où les
matheux s'assemblaient pour célébrer leurs rites secrets. Pourquoi ne pas nous y transporter?

J'appréciais le côté discret - passées 21h, la porte de l'Ecole ne s'ouvre plus que par une carte magnétique dont MOI SEULE suis pourvue.

Donc bière partout, hommes dépoitraillés, surabondance de gays.

J'ai cru un moment à une mise en scène idiote:
deux types
1/ un ancien khûbe de ma classe, qui, je le reconnais, se ramenait en cours de latin
serré dans son treillis ou dans des T-shirts à motifs de fraises
2/ un agrégé (de maths) qui a causé dans Libé, un jour, à je ne sais trop quel sujet.
Eh bien ces deux-là sont ensemble. Je ne sais comment ils ont réussi cette caricature.

Pour moi j'ai sauté sur un matheux lindy-hoppeur. Nous avons lindy-hoppé (enfin, en esprit) sur de l'électro.

Intéressant et novateur.

Je crois que je vais prendre une ou deux heures de sommeil... C'est que j'avais cours aujourd'hui, et plus que cours, un foutu DS de cartographie byzantine;
on comprendra que je me sois levée tôt.
Et ce soir je célèbre le retour d'une amie russe à St Pétersbourg; j'espère ne pas déraper sur les blinis au sortir de sa chambre... (ah ah ah ah).



Perséphone herself

mardi 27 février 2007

élite française - chapter ouane

PS : ceci n'est soutenable que devant des parisiens
PPS : votez pour que Perséphone accepte de devenir co-auteur de ce blog



LES ELITES FRANCAISES
par Perséphone

Chapitre I – Les élites du VIème


Notre blogueuse préférée me poursuit depuis des mois pour que je lui compose une monographie sur chacun des types d'élites françaises. Je ne vois pas trop à quel titre je pourrais écrire là-dessus; je n'ai pas mes entrées dans les salons dorés de l'intellect parisien, mais tout de même j'ai des yeux, et j'essaie d'en faire usage.

Aujourd'hui je vous parlerai des élites du VIème arrondissement. On tend trop souvent à considérer le Quartier Latin comme un ensemble monolithique où déambulent, sur les pavés trapus, des étudiants tout droit sortis de la Sorbonne du XIIIème siècle. Il y a une rupture fondamentale entre Vème et VIème arrondissements. Le Vème, j'aurai l'occasion d'y revenir, est peuplé de concierges, de chats et, à l'occasion, d'étudiants dont bien peu comprennent encore le latin. Le VIème abrite la bourgeoisie intellectuelle qui se refuse à peupler les faubourgs du Nord (la Chaussée-d'Antin, le Boulevard Haussmann) parce que ce sont

1/ d'anciens marécages
2/ le refuge de Japonais en perdition qu'il faut aiguiller vers les Galeries Lafayette à chaque instant.

J'écris intellectuelle et je me comprends. Il faut lire, éventuellement, attachée à la défense du service public. On trouve, dans cet étroit périmètre, une concentration extraordinaire de très hauts fonctionnaires, de diplomates, ou même d'universitaires, de ceux qui trouvent qu'une adresse dans le Vème pourrait les faire passer, au choix, pour des chats ou des concierges. Je ne suis pas convaincue que ces postes de pouvoir aient jamais conditionné chez leurs détenteurs un réflexe d'appropriation de la culture. Mais la proximité de librairies connues, d'annexes des universités et de tout un peuple d'étudiants dépenaillés conforte le bourgeois du VIème dans la certitude de sa supériorité morale sur le reste des Parisiens.

Je passais il y a quelques semaines sur le boulevard Raspail, pour rendre visite à une amie qui s'y est installée dans une chambrette au 8ème étage (1). J'arrivais de la Sorbonne où le public, Dieu merci, est assez hétérogène dans son langage, ses attitudes et ses vêtements. J'avais oublié que les régions post-Luxembourg abritaient des établissements scolaires – imaginez donc ma surprise à me heurter à un attroupement de jeunes, clopant frénétiquement à la sortie d'une bâtisse, et échangeant de ces bruyantes manifestations d'affection propres aux lycéens. Un peu épouvantée, j'ai traversé le trottoir et n'ai pas pu déchiffrer le nom du bahut en question; s'il avait été inscrit en lettres d'or je l'aurais tout de même aperçu, nous pouvons donc en déduire qu'il s'agit d'une boîte privée, éventuellement tenue par des religieux en soutane, quoique le poids des interdictions morales, comme dans tous les lycées du pays, s'arrête au seuil du bâtiment.

Deux tendances semblaient dominer le comportement de ces jeunes privilégiés; une vestimentaire, l'autre comportementale. Voyons d'abord la dernière.

Le jeune du VIème est expansif. C'est-à-dire qu'il s'imagine marquer l'Histoire à chaque mot qu'il éructe. La sortie de classe est l'occasion pour lui d'une surenchère dans l'expression de son prestige personnel – pour un jeune homme il est tout à fait convenable de saisir sa copine et de la jeter dans une poubelle (2), pour une jeune fille d'échanger mollement des chewing-gums bouche à bouche avec son copain sous le nez de sa prof de français (qui n'a pas fait 68). La lycéenne lambda fait sobrement la bise à ses camarades quand elle les rencontre le matin, la lycéenne du VIème accourt à elles en hurlant, mêle aux leurs sa chevelure opulente, piaille, désigne son mec (qui a peut-être, une fois n'est pas coutume, échoué dans la poubelle lui aussi), raconte son dernier rallye pleins de fils à papa bourrés de coke, puis condescend à entrer dans le hall. À Rome, dans les derniers temps de la République, les aristocrates se livraient une compétition féroce pour acquérir la popularité; pour cela ils tapaient sur les Celtes ou pillaient les sanctuaires de l'Attique. Les enfants du boulevard Raspail ont repris ces principes, et se livrent à eux-même, tous les matins vers huit heures moins le quart, un somptueux spectacle dont ils sont les protagonistes et l'auditoire exclusif.

Mais au moment où je fuis cette foule gigotante, c'est un autre détail qui arrête mon attention. J'ai fait part depuis lors de mes découvertes à d'autres personnes, qui m'ont trouvée à la masse et m'ont lancé que « ça, tout le monde le sait depuis 99 (3) ». Eh bien, est-ce-que vous le saviez qu'il était fashion de se promener en caleçon ultra-court et ultra-moulant, à rayures plutôt qu'à imprimés, comme dans les clips d'aérobic des années 80? Par-dessus on enfile une sorte de tunique, à manches courtes pour bien montrer qu'on a intégré les données du réchauffement climatique, et une ceinture très large sur la pointe des hanches, pour marquer la taille et s'attirer (j'extrapole) une réputation d'anorexique.

J'ai vu dans un Promod très bon marché de la rue Caumartin des pulls décolletés du type de ceux que portaient ces minettes, je suppose qu'il existe donc des officines qui vendent les mêmes produits (col en V jusqu'au milieu du ventre, taille informe, rayures) six fois le prix aux alentours de Saint-Sulpice. La fille du VIème, en effet, n'a qu'une obsession, c'est de paraître mince. Si elle prenait un kilo on pourrait l'accuser d'avoir passé sa soirée, non pas à socialiser avec ses semblables, mais à s'ennuyer devant sa télé avec un paquet de Pringles.

Je concluerai avec quelques remarques sur la formation historique de ce peuple du VIème. Lorsque l'enfant vient au monde dans les appartements du boulevard Raspail, il n'est pas plus pourvu qu'un autre des capacités, morales ou intellectuelles, pour diriger la France. Mais on le persuade vite du contraire. Arrivé à 18 ans, notre bambin se croit donc tenu d'intégrer Sciences-Po pour faire partager ses lumières au reste du pays. J'ai échoué un soir dans une soirée organisée par un d'entre eux. Passons sur la convivialité de l'événement – les parents dans la même pièce, commentant, le regard humide, les traits d'esprit et les réussites de cette génération qu'elle a formée. Sur trente convives, vingt issus des écoles les plus prestigieuses du quartier (4) . Tous (ou plutôt tous les garçons) veulent faire de la politique. Ils y travaillent depuis la maternelle. Celui qui boit son jus d'orange en face de moi a déjà les lunettes, le cheveu fin et rare, et surtout il enflamme le Trivial Pursuit: la pieuvre a trois coeurs, la femme de Robert Hue s'appelle Edith, la rotation de Neptune s'effectue dans le sens inverse des aiguilles d'une montre; c'est qu'il faut s'entraîner à mémoriser des âneries avant de passer aux dossiers un peu chauds de la réduction de la pollution des grands cargos et de la diminution des taux de l'ISF. Ma voisine (caustique) le baptise « plus jeune député de France ». Pourquoi pas?

On l'aura compris, les enfants du VIème ne sont pas mes amis. Ils m'ont appris une chose tout de même: le caleçon, c'est pratique pour la course, pratique pour gigoter, pratique pour s'extraire d'une benne à ordures.


1 Ce qui l'élimine de cette étude
2 Véridique
3 Le XXe siècle vient d'e^tre rejeté au rang des vieilleries
4 Je pense à Stanislas, mais il y en a d'autres; le lycée Montaigne tend parfois à oublier qu'il relève du domaine public.

mercredi 7 février 2007

petit poème japonais

comment ça s'appelle déjà ??

ceci en est un de ma co-rédactrice

savoureux




Vague!
Au lointain se séparent en quatre vols les grues solitaires, buvant les nuées, baignées
du frais matin qui rebondit, shponk, shponk,
et les quatre mille ans qui nous séparent des vacances se détendent .