jeudi 24 mai 2007

Comment j'ai découvert mon look de gauche

La France change. Les limites s'estompent. Les chercheurs en sciences humaines ont fort à faire à épier les fluctuations identitaires de notre époque. Et s'il y a pourtant une chose qui ne change pas, c'est le look, et ses implications multiples dans notre vie spirituelle, morale, politique.

Jusqu'il y a peu j'avais un look de bourgeoise. Gradué, bien entendu. À quatorze ans j'ai arboré, comme toutes les filles de mon milieu , la jupe plissée, généralement bleu marine, sur imposition maternelle. J'ai tenté de dégager bien des années après les faits la symbolique de la jupe plissée. Il semblerait que pour nos parents le pli et l'aspect radicalement informe de la jupe ait représenté l'esprit New Age. Petit problème de décalage générationnel: pour l'adolescente des années 2000, la jupe plissée incarne surtout une forme de chic consensuel très éloigné des festivals de rock et de débauche – d'où, nécessairement, angoisse. Mais tout change, l'emprise de l'aïeule se relâche, le grand souffle de l'indépendance emporte l'étudiante installée à Paris...

Ces derniers mois le phénomène s'était fait plus insidieux. Plus de jupe évidemment, qui veut montrer ses mollets à la foule en délire des universités parisiennes? Mais il s'est fait dans mon style une sorte de combinaison mystérieuse, un alliage de couleurs sucrées, surimprimées de perles et de design strict, qui ont pu aligner sur ma silhouette un type moral assez répugnant. D'abord on m'a crue agrégée (heurk). Ensuite on m'a parlé de l'ENA (mais je crois que c'était une blague). Puis est venu le grand tourbillon médiatique de l'élection présidentielle.

Vous avez dû lire le numéro d'Elle daté d'il y a un ou deux mois. À le reprendre je contaste qu'il donnait toutes les clefs à la femme engagée face aux débats de société.

Faut-il porter son sac à l'épaule ou à la saignée du coude pour être altermondialiste?

- Vous êtes altermondialiste? Portez-le à l'épaule, vous aurez plus d'amplitude pour agiter des banderoles.

- Vous êtes fanatiquement libérale? Portez-le au creux de la main; qui a besoin d'autre chose que sa carte bleue?
- Vous n'avez aucune opinion? Comme Pascal avec son pari, osez vous laisser aller au hasard; saisissez votre sac, rectangulaire de préférence et maniable, et déposez-le où l'instinct vous porte, vous découvrirez dans l'instant si vous votez Bové ou Philippe de Villiers.

Telle était la substance de cet article d'Elle.

Je savais parfaitement sur qui allait porter mon suffrage, au point d'en faire – je pense que c'était agaçant – une sorte de grand manifeste; au moment de sortir le lait du frigo: « Je ne prends plus que les marques écolos », de tenir la porte à un vieux: « Il faut penser aux retraites populaires », d'ouvrir un journal grand public: « T'as vu la tronche à Sarkozy?!!! ». Cette réitération perpétuelle de mon identité politique me semblait suffisante.

Eh bien, non.

Le lundi 7 mai je m'effondre en pleurs dans le hall de la Sorbonne. Un comparse de mes cours d'histoire me rattrape par le coude. « Qu'est-ce-qu'il y a? Tu viens de perdre ton portable? ». Je lui rends un regard noyé. Et là, il s'interloque: « Ah bon? T'es de gauche? ».

Six mois d'engagement militant et singulièrement verbeux n'avaient donc pas suffi à me reconnaître du Sorbonnard moyen. Mais ce n'était que le début d'une longue série d'avanies. Trois jours plus tard je suis aux Presses Universitaires de France, où je suis escalavagisée à la rédaction des notices . Mon contact dans la place, Philippe P., me fait très bon accueil. Dans la voiture pourtant, quand son père me ramène vers le Quartier Latin où sont mes pénates d'élection, j'entends des discours effrayants: « On va attendre l'été pour faire passer la décision en force... Oui, si on les laissait faire, les gauchos, on ne s'en sortirait plus! On va faire reprendre la bibliothèque par une fondation privée... » Je tique. Ils pensent ce qu'ils veulent, les chers amours; ils m'ont bien trouvé du travail; mais ne pourraient-ils pas garder leurs idées pour les moments d'intimité?

Je passe l'après-midi en cogitations. Le soir, au bal de l'Ecole, Philippe P. me reçoit au détour d'un buffet. Je me plains de je ne sais plus quelle entrevue avec un banquier sarkozyste. Sourire figé. « Euh... tu veux dire que... t'es de... Waw, j'aurais jamais cru. »

Sentiment de vague déception. Philippe P. exprime cette triste vérité du même ton qu'il dicterait à sa secrétaire les termes d'une rupture de contrat - « Mlle X n'ayant pas correspondu au profil recherché » - ou dont une étudiante discuterait avec sa voisine des déboires sentimentaux d'un ami. « Machin a quitté Louise?!!! J'aurais jamais cru! Ils allaient si bien ensemble... » Apparemment Philippe P. voit mon fantôme s'éloigner de lui à mesure que j' acquiesce. Ben oui, je suis de, mais ça ne se voit pas.

Je ne reviendrai pas sur les confirmations successives que j'ai eues de cet état de fait: j'ai un look de bourgeoise. Une seule étape m'intéresse maintenant: l'action.

Mais on ne revient pas sur quatre années d'indépendance vestimentaire sans douleurs ni hésitations. Plutôt que de me contraindre moi-même à hanter les étalages de Pimkie j'y délègue ma mère, sur qui, au moins, la faute pourra tomber plus tard. J'ai une idée assez vague de ce que peut être un look de gauche. Il me semble qu'il faut porter des pantalons taille basse qui laissent entrevoir des sous-vêtements pour gamines – pour prouver qu'on n'a pas perdu ses idéaux de jeunesse, ou je ne sais quoi.
J'aimerais arriver à un compromis.
Le pantalon, je m'arrangerai, mais les sous-vêtements resteront un secret familial. Ma mère revient les bras chargés de sacs siglés: apparemment elle a perdu le chemin des magasins à minette, elle s'est arrêtée chez ... . Je suis sommée d'enfiler une sorte de jogging qui m'arrive aux genoux. Comme elle a toutes les fantaisies, et une notion assez fantasque du style, elle me dit que porter des boucles en argent avec cette espèce de tapis, c'est le comble du négligé-chic. Je pense l'étouffer dans son cabas en plastique, puis je me rappelle que dans quelques jours, je vais devoir distribuer des tracts ronéotypés sur les marchés du 5ème, et que j'ai tout intérêt à avoir le look correspondant. J'obtempère.

Le soir le pantalon est trempé. Evidemment il a plu et à force de serpiller le sol, mon nouvel accessoire design a un peu perdu de sa fraîcheur! Mais il est fièrement de gauche.

Le lendemain ma mère rembarque certains petits hauts qui m'ont l'air tendancieux (dans l'intervalle j'ai perdu le numéro d'Elle et je ne sais plus s'il faut avoir le col échancré ou tolérer le jabot synthétique si l'on veut être ségoléniste). Deux heures plus tard elle revient avec un imper, aux « sept huitièmes » selon son jargon érudit, et qui, à mon avis, fait très grognasse du quartier de l'Odéon. Mais il paraît que c'est jeune, et comme les jeunes, jusqu'à preuve du contraire (on peut consulter les résultats du second tour par tranches d'âge et par groupements sociologiques), c'est la gauche, autant oser. Enthousiasme. « Tu as totalement la fashion attitude! ». Je ne vois pas de quel réconfort cette belle nouvelle sera aux dirigeants du PS, mais les raisons d'espérer sont si maigres en ce moment, que, vraiment, c'est peut-être cette veste qui fera la différence.

Je me présente dans cet appareil à Cécile G. La discussion passe par toutes sortes de chemins bizarres, et j'en viens, à un moment, à lui confier mon admiration passionnée pour le couple Bacall-Bogart, l'incarnation du style dans le show-biz des années 50, la clope de Bogart, les robes de Bacall, le rêve hollywoodien, le Grand Sommeil, etc. Et là, Cécile se récrie: « Mais ouais, avec ce trench-coat c'est tout à fait ça! Tu as tout à fait le bon style! » Je me rengorge. « Tu ressembles vachement à Humphrey Bogart! »
Bon.Certes. Il était peut-être de gauche.


Conclusion: les législatives sont très mal parties, mais mon look, lui, a eu une floraison insoupçonnée. L'avenir idéologique de la France n'est pas encore bouché!

Perséphone (mai 2007)

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Grandiose !


Syl

Anonyme a dit…

j'ai toujours un peu de mal à suivre le fil de la pensée de perséphone, mais sa prose est si délicieusement fleurie et amusante que je ne m'en lasse pas !

Anonyme a dit…

justement, je trouvais que cela faisiait longtemps depuis ta dernière ponte... mais la patience paye toujours : on est récompensé avec les arabesques de perséphone - continuez comme ça ! j'adore. et le style est tellement différent, qu'on s'apperçoit tout de suite de l'identité de l'auteur, c'est marrant !