dimanche 2 décembre 2007

Perséphone, 2eme round

Jour 2 La course à la mort

Il n'est plus question de patience. Il n'est plus question de grandeur. P sera fourbe ou ne sera pas. Toute la nuit elle a remué ses orteils glacés en songeant à la remontée, à l'âpreté de l'asphalte sous ses semelles râpées, au défilé inépuisable des bouches de métro barrées. Aujourd'hui Vélib' et aujourd'hui liberté.
Mais face à une borne les ressources de l'imagination parisienne sont proprement terrifiantes. Il y a, entre les divers types d'usagers de ce service municipal, trois grands profils que j'aimerais recenser pour vous:
– l'habituel, le snob, le désinvolte, qui porte dans les quatre grammes cinquante de sa carte Navigo des possibilités infinies de déplacements, puisqu'il lui suffit de tendre le bras au-dessus du plot à vélo pour que la machine se libère
– l'abonné à la semaine
– P qui recommence toujours les mêmes manoeuvres et entre les mêmes codes, par défaut d'humeur créatrice. Elle ne s'abonne qu'à la journée.
Il faut voir qu'à imprimer un reçu à chaque tentative de récupérer un Vélib', on perd beaucoup de temps, et P songe qu'un jour un malfrat lui appliquera sur le crâne un coin de barre de fer au moment où elle enfourne sa carte bleue dans la fente impassible: moyen facile de se faire de l'argent sur le dos des blondes en goguette. D'autant que pour affronter les rigueurs du pédalage, elle a revêtu une tenue sport qu'on peut réellement qualifier d'indécente: un jean serré – des chaussures échancrées – une veste enfin dont la laine à grosses mailles laisse entrevoir Dieu sait combien de choses dans l'esprit pervers des promeneurs. (Nous reproduisons ici le monologue intérieur de P, sans l'assumer bien sûr).
Arrivée place de la République, déjà un peu agacée, P. décide d'user de ses charmes juvéniles pour décrocher un Vélib' en escroquant ses voisins. Station quasi-vide; une famille entière derrière elle: elle prend le parti d'être odieuse et commence à taper ses codes. Mais voilà qu'en face d'elle, de l'autre côté de la borne, un abonné à la semaine dégaine nonchalamment sa carte!
Longue plage de silence dans son crâne.
Elle contourne doucement la borne, en gardant par sûreté une main sur son clavier, et sussure à l'oreille du type:
« Quel vélo prenez-vous?... »
Elle sait pertinemment que sur les quatre qui garnissent à cette heure les fourches, seul le dix-septième est en état d'avancer, et que les autres, obéissant à cela à une grande loi de la Nature, n'ont pas de chance ou pas de guidon.
« Quel vélo prenez-vous Monsieur?... »
Le type relève deux yeux rêveurs.
« C'est que, je m'excuse, il faudrait éviter de réserver le même... On ne sait pas, la borne pourrait dysfonctionner.... »
Sourire fat du Monsieur.
Les doigts de P. se crispent incognito sur son clavier. Qu'a-t-il besoin de réfléchir autant?
« Bien sûr... Je prends le 20. »
P. incline gravement le chef comme à la nouvelle d'un décès. Il lui reste à créer un code.
Le type décroche le 20 et part sur quelques mètres à la dérive sur un vélo sans chaîne, entraîné sans plus rien pouvoir par la machine facétieuse jusque sans doute au premier choc avec un camion de quinze tonnes. P, satisfaite et amusée, détache ses yeux de son clavier. Le dix-sept vient de partir sous les fesses athlétiques d'un abonné à l'année.
Dans une autre occasion cet épisode se serait conclu autrement. P. aurait eu son vélo, mais grâce à l'intervention seulement d'un petit enfant aux yeux en amande, préposé à la résolution des problèmes bizarres. Imaginons un instant que cette histoire soit vraie. Dans cette chronique d'ailleurs tout est vrai, et c'est bien ce qui l'attriste, et moi avec elle, et nous tous, lecteurs, avec cette pauvre fille qui a tant de peine à aller étudier son latin.
Au moment où P, effondrée au pied de la borne, sent s'écouler hors d'elle toute sa gaîté et son appétit à la vie, surgit un gnome aux yeux de braise. Tout d'abord elle ne le voit pas, parce que la famille derrière elle a commencé à s'emporter. La pantomime au pied de la borne leur semble un brin suspecte.
« Mais enfin il n'y a pas de vélos, vous le voyez bien ils sont tous cassés » - elle lance vers les plots sa main paume vers le ciel.
« Si Mademoiselle il y a un vélo. »
« Vous entendez ce que vous dit cet enfant? »
« Non je vous dis qu'ils sont tous cassés c'est ROUGE nom de Dieu, ce n'est pas parce qu'ils sont là qu'ils ROULENT »
« Mademoiselle il y a un vélo je vous assure c'est le mien c'est moi qui viens de le remettre. »
Silence.
« Tu veux dire que, euh, il marche? Enfin, hum, tu l'as essayé?... »
« Ben ouais. Il marche. »
« Ah mais c'est très bien tout ça! »
P. bondit, récupère le numéro 9 et laisse toute la famille en plan auprès de la borne inutile.
Le petit enfant a presque un peu exagéré en disant que son vélo marchait – un peu, parce qu'aux meilleurs tours de roue la machine avance assez bien, et épargnera peut-être une heure de marche à notre héroïne harassée. Mais précisément il lui est interdit de ralentir. Si elle relâche quelques secondes entre les voitures arrêtées la pression sur les pédales, si elle tente de se frayer un chemin à moindre allure entre les passants amassés, elle manque de dérailler – ou du moins, la chaîne cesse de s'engager naturellement là où naturellement elle s'engage, et la trajectoire se dédouble, un peu à droite, un peu à gauche, selon que le poids du corps se distribue plutôt d'un côté que de l'autre.
Eh bien elle ira vite. C'était l'idée n'est-ce-pas?
Pour sûr elle n'aurait pas dû mettre ses lunettes et se rendre du même coup aveugle. A contresens et sur une roue, elle traverse la rue du Renard. Pourquoi vont-ils toujours tout droit, quand elle voudrait aller à gauche?
Dix heures, rue d'Ulm. Elle descend et agite au ciel ses boucles blondes pleines de gel.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

mais...

c'est pas une fin, ça, perséphone !!


comment se termine ton histoire ?

zizule a dit…

y a encore un troisième round pépette !!